We hope to offer Péguy's oeuvre in various formats (e.g., html like this page, pdf, ePub) in the original French as well translations in English. We are beginning with the early prose works because they are under-represented.

This selection comes from the first Cahiers de la Quinzaine.


LE “TRIOMPHE DE LA RÉPUBLIQUE”


La République avait triomphé le ii novembre par la décision de la Haute Cour : 157 juges contre 91 avaient ce jour-là repoussé les conclusions de la défense, présentées et défendues la veille par M' Devin, tendant à faire déclarer l’incompétence. Puis la République avait triomphé le jeudi 16 par le vote de la Chambre : 317 députés contre 212 avaient voté Tordre du jour, présenté par les Gauches, « approuvant les actes de défense républicaine du Gouvernement » ; les mots de défense républicaine avaient été proposés par M. Vaillant et plusieurs socialistes, et acceptés d'eux par le Président du Conseil.

Enfin la République triompha dans la rue par la procession du peuple parisien le dimanche 19, le grand dimanche.

Comme les prêtres catholiques réconcilient ou purifient par des cérémonies expiatoires les églises polluées par l'effusion du sang ou par le crime honteux, comme ils ont récemment fait une réparation pour l'église Saint-Joseph, ainsi trois cent mille républicains allèrent en cortège réconcilier la place de la Nation.

La Petite République et Gérault-Richard avaient eu l'initiative de cette manifestation, comme ils avaient eu, avec toute l'opinion publique, l'initiative, en des temps plus difficiles, d'aller à Longchamp. Nous rendrons cette justice aux adversaires de la République de constater que cette fois-ci encore ils firent tout ce qu’ils pouvaient pour que la manifestation fût grandiose. M. Paulin Méry fit coller sur les murs de grandes affiches rouges, émanant d"im Comité d'action socialiste et patriotique dont il s'intitulait, bien entendu, le délégué général. Le bureau du Conseil Municipal fit donc apposer des proclamations officieuses. La Commission executive de l'Agglomération parisienne du Parti ouvrier français avait fait poser des affiches beaucoup plus modestes, un quart ou un demi-quart de colombier, car officiellement les guesdistes n'ont pas d'argent; ces affiches d'un rouge modeste, au nom de je ne sais plus combien de groupements parisiens, avertissaient le lecteur que, le gouvernement et M. Bellan ayant interdit le drapeau rouge, les vrai socialistes et les vrai révolutionnaires étaient par là-même exclus de la manifestation. Le parti guesdiste s'est apparemment donné la tâche glorieuse de sauver le drapeau rouge des subornations de M. Waldeck-Rousseau. Les guesdistes n'ont jamais mis leur drapeau dans leur poche : demandez plutôt à M. Alexandre Zévaès des nouvelles de son élection. Les guesdistes n'ont pas beaucoup défendu le drapeau rouge contre les brutalités de M. Dupuy ni contre les férocités sournoises de M. Méline. Cela était plus difficile. Enfin ils firent défense à la population parisienne d'aller fêter le Triomphe de la République, puisque cette République de Dalou1 n’était pas la République sociale, mais, remarquez-le bien, la capitaliste. Les guesdistes mirent en interdit la manifestation. Immédiatement celte population parisienne s'enfla comme un beau fleuve et par toutes les voies se dirigea vers la place de la Nation.

La Petite République avait annoncé, en grosses italiques fortes et bien situées, que sa rédaction et son administration partiraient à midi. Le Treizième, comme on le nomme amicalement, c'est-à-dire les groupes si puissants et si cordiaux du treizième arrondissement, socialistes cl révolutionnaires, le groupe les Etudiants Collectivistes de Paris (non adhérent au Parti ouvrier français), les organisations syndicales et les cinq coopératives du treizième, renforcés du citoyen Coulant et des manifestants de sa circonscription électorale, devaient se réunir place d'Italie à partir de dix heures et demie du matin. Tout le treizième, comme on disait, renforcé de tout Ivry, devait partir en temps utile, suivre l'avenue des Gobelins, la rue Plonge, la rue Montmartre, et prendre en passant la Petite République.

Midi sonnaient quand nous arrivâmes au coin de la rue Réaumur. Deux ou trois cents personnes attendaient joyeusement au clair soleil sur les trottoirs. Leur disposition même rappelait invinciblement à la mémoire la disposition pareille des militants rangés au bord des trottoirs un peu vides en un jour sérieux de Tannée précédente. C'était le jour de la rentrée des Chambres. Dans la seconde moitié de la journée nous attendions au même endroit, pareillement disposés, un peu moins nombreux, sans doute un tout petit peu parce qu'on pouvait se battre sérieusement, mais surtout et beau- coup parce que c'était en semaine et que les ouvriers travaillaient, parce que ce n'était pas jour de fête, parce qu'il ne faisait pas ce soleil admirable, et parce qu'en ce temps-là le peuple ne savait pas encore. Les églantines rouges ne fleurissaient pas alors les boutonnières des vestes, des pardessus et des capuchons, mais à une marque discrète chacun reconnaissait mystérieusement les siens.

L'image de ce jour devenu si lointain par le nombre et l'importance des événements intercalaires, de ce jour déjà devenu comme étranger parce que la situation s'est retournée dans l'intervalle, eut tout le loisir de fréquenter notre mémoire, car le cortège ne partit nullement à midi. Evidemment le service d'Etat-Major était assez mal organisé. On devisait donc entre amis et camarades. On allait admirer dans la vitrine du journal un bel étendard, un drapeau rouge, mais avec la hampe au milieu, et ces mots brodés en trois lignes trans- verses : La — Petite République — socialiste, et les deux cartouches bleus aux inscriptions dorées: Ni Dieu ni Maître; Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. L'attente se prolongeait. On remarqua que le mot pays sur le deuxième cartouche était mis en surcharge. On achetait des églantines rouges au bureau du journal, au magasin plutôt. Ces églantines ont été perfectionnées depuis Longchamp. Alors on les donnait, à présent on les vend : un sou l'exemplaire, trois francs le cent, vingt-sept francs le mille ; à présent on la nomme églantine rouge double. Elle est plus grande, plus grosse; elle a en effet deux rangées de pétales, une à l'extérieur, plus grande et large, une à l'intérieur, plus petite. Naguère les pétales simples étaient fixés sous une petite boule jaune, parfois surmontée de deux ou trois petits fils jaunes, qui figurait, grossièrement et naïvement, les étamines et le pistil. Aujourd'hui la boule centrale est plus grosse et toute rouge. Naguère on mettait pour la plupart une seule fleurette à la boutonnière, comme une marque. Aujourd'hui, dans lui besoin d'expansion, d'exubérance et de floraison, on met, à toutes enseignes, des bouquets entiers. L'églantine est plus rouge, toute rouge, plus symbolique, mais elle est moins églantine, moins fleur. C'est une fleur sans pollen: lequel vaut mieux? On discute sagement là-dessus. Les partisans du progrès préfèrent la nouvelle églantine; les horticulteurs — on nomme ainsi les hommes qui cultivent leur jardin — aimaient mieux la petite fleur.

Attendant encore on vit passer plusieurs délégations qui n'étaient pas en retard : quelques hommes à la fois, avec ou sans insignes, dont l'un portait quelque bannière, ou fièrement brandie, ou familièrement sous le bras ; les uns marchaient au milieu de la route, et c'était un amusant défilé de quatre hommes, sérieux cependant; quelques-uns s'en allaient plus civilement sur les trottoirs. Déjà en venant nous avions rencontré, aux environs de l'Hôtel de Ville, plusieurs francs-maçons, portant librement leurs insignes étonnés do prendre l'air.

Attendant toujours on apprit que Jaurès ne serait pas là, retenu dans l'Ain et dans le Jura par les soins de la propagande. On regretta son absence, non pas seulement parce que ses camarades l'aiment familière- ment, mais aussi parce qu'il manquait vraiment à cette fête, qui lui ressemblait, énormément puissante, et débordante.

Il était midi et demie environ quand Gérault arriva, toujours cordial, et gai comme le beau temps. 11 venait de quitter le treizième, qui était en retard, et qui regagnait directement par le pont d'Austerlitz. Au treizième, disait-on, ils sont au moins dix mille. — Partons.

Il était midi et demie passé quand on forma le cortège. Quelques vieux militaires âgés de vingt-deux ans, récemment échappés de la caserne, chantonnèrent en riant la sonnerie : au drapeau ! quand on sortit du magasin le rouge étendard. L'idée que l'on allait marcher en rangs, au pas, au milieu de la rue, éveillait chez beaucoup d'assistants d'agréables souvenirs militaires, car invinciblement une foule qui marche en rangées au pas tend à devenir une armée, comme une armée en campagne tend à marcher comme une foule. Et ce qui est mauvais dans le service militaire, c'est le service, la servitude, l'obéissance passive, le surmenage physique, et non pas les grandes marches au grand soleil des routes. On se forma. Quelques-uns commandèrent en riant : En avant! Le premier rang était formé de porteurs de la Petite République. Ils avaient leur casquette galonnée, l'inscription en lettres d'argent. Trois d'entre eux portaient l'étendard et les deux cartouches. Quand on aura socialisé même les fêtes socialistes, les militants porteront eux-mêmes leur drapeau. Je ne désespère pas de voir Jaurès porter un drapeau rouge de ses puissantes mains.

Nous partîmes cinq cents par la rue Réaumur, mais nous fûmes un prompt renfort pour l'Avenir de Plaisance, la puissante société coopérative de consommation , avec laquelle nous confluâmes au coin de la rue Turbigo, et qui avait une musique, ce qui accroissait l'impression de marche militaire. Place de la République, c'était déjà la fête. Quelques gardes républicains à cheval ne nuisaient nullement au service d'ordre. Au large de la place, des files de bannières luisaient et brillaient. Un peuple immense et gai. Nous allâmes nous ranger boulevard Richard-Lenoir, je crois. Il y avait tant de monde que l'on ne reconnaissait plus les rues, les larges avenues de ces quartiers. Nous étions auprès de la statue du sergent Bobillot. Un porteur de la Petite République explique à son voisin pourquoi il préfère un homme comme Bobillot à un homme comme Marchand. Nous attendons là longtemps, insérés dans les groupes ouvriers en costume de travail. C'est nouveau. Près de nous le vaste et muable moutonnement des chapeaux de feutre enfarinés aux larges bords : ce sont les forts de la Halle,2 coltineurs non débiles, qui stationnent pesamment, puissamment. Nous sommes directement sous la protection de Lépine, qui est là tout près, au sergent Bobillot, disent quelques-uns. Grâce à la protection de Lépine, continuent-ils en riant, nous allons défiler en bonne place dans le cortège. Tout cela n'empêche pas que si on refait la Commune on le fusillera tout de même, dit près de moi un vieux communard universellement connu comme un brave homme. Je crois qu'il plaisante et veux continuer la plaisanterie. Avec quoi les fusillera-t-on ? — Avec des balles, comme les autres, me répond-il sérieusement. Je le regarde bien dans les yeux, pour voir, parce que sa parole sonne faux en cette fête. Il a toujours les mêmes yeux bleus calmes et la même parole calme. Ces vieux communards sont extraordinaires. On ne sait jamais s'ils parlent sérieusement ou par manière de plaisanter. Ils ont avec nous des mystifications froides comme les vieux soldats du second Empire en avaient avec les recrues. Ils sont de la mémo génération. Ils ont, comme eux, fait la guerre. Et cela doit marquer lui homme. Deux hommes, adossés au mur d'une maison adjacente, pour se reposer de la longue station, disent gravement: C'est tout de même beau, une fête comme ça, c'est tout de même beau. Et ils répètent profondément sur un rythme las : C'est beau. C'est beau. Il passe des enfants, petits garçons et petites filles, délégations des écoles ou des patronages laïques. On leur fait place avec une sincère et universelle déférence. On pousse en leur honneur de jeunes vivats. Ils y répondent. Ils passent en criant de leurs voix gamines, comme des hommes : Conspuez Rochefort, conspuez. Cela est un peu vif, un peu violent, fait im peu mal.

Mais par-dessus toutes les conversations, par-dessus tous les regards, par-dessus toute rumeur montaient les chants du peuple. Dès le départ, et sur tout le trajet, et pendant la station, et puis tout au long du cortège, le peuple chantait. Je ne connaissais pas les chants révolutionnaires, sauf la Carmagnole, dont le refrain est si bien fait pour plaire à tout bon artilleur, et que tout le monde chante. Je ne connaissais que de nom l'immense et grave Internationale. A présent je la connais assez pour accompagner le refrain en ronronnant, comme tout le monde. Mais le ronron d'un peuple est redoutable. Ceux qui savent les couplets de l’Internationale sont déjà des spécialistes. Aussi quand on veut lancer l’Internationale, comme en général celui qui veut la lancer ne la sait pas, on commence toujours par chanter le refrain. Alors le spécialiste se réveille et commence le premier couplet.

Les chants révolutionnaires, chantés en salles closes, n'ont assurément pas moins de paroles déplaisantes que de paroles réconfortantes. Chantés dans la rue contre la police et contre la force armée, ils doivent être singulièrement et fiévreusement, rougement ardents. Chantés pour la première fois dans la rue avec l'assentiment d'un gouvernement bourgeois républicain, ils avaient un air jeune et bon garçon nullement provocant. Ces chansons brûlantes en devenaient fraîches. Mais plus volontiers que les chansons traditionnelles, plus fréquentes encore, les acclamations et les réprobations rythmées traditionnelles, moitié chant, moitié verbe et moitié tambour, les conspuez et les vive scandaient la marche du peuple. On redisait inlassablement les anciens rythmes, et, comme on était en un jour d'expansion, on improvisait de nouvelles paroles. Si les ennemis de M. le marquis de Rochefort — on m'assure qu'il en a gardé quelques-uns — s'imaginaient que sa popularité a diminué, ils auraient tort. Elle s'est retournée seulement. Je ne crois pas que jamais le peuple de Paris ait aussi tempétueusement crié ce nom de Rochefort. Il était beaucoup plus question d'un certain Boubou que d'un certain Barbapoux. La guerre inexpiable de la rime et de la raison se poursuivait parmi ce peuple en marche. Les rimes en on étaient particulièrement recherchées, parce que, sous une forme écourtée, elles introduisent le refrain populaire ton ton ton taine ton ton. Les rimes en on avaient l'avantage d'être particulièrement nombreuses. Mais elles avaient le désavantage de n'être pas toutes convenables. Comme on était dans la rue, et comme il y avait beaucoup de femmes et d'enfants dans le cortège, et dans la double haie des spectateurs, le peuple choisissait souvent celles des rimes en on qui étaient convenables. Ainsi le peuple chantait que Rochefort est un vieux barbon, que plus il devient vieux, plus il devient bon. Le comparatif meilleur était ainsi négligé. Ce peuple n'avait aucune colère ni aucune pitié contre Déroulède, qu'il envoyait simplement et fréquemment à Charenton. Il n'avait même aucune réserve, aucune fausse honte, rien de ce senti- ment qui nous retenait malgré nous envers un prisonnier et un condamné de la veille. Nous aurions été gênés pour faire allusion à la petite condamnation de Déroulède. Le peuple, plus carrément, et peut-être plus sagement, ne se contentait pas d'envoyer Déroulède à Charenton. Les malins imaginaient des variantes et les lançaient : Ah! Déroulède trois mois de prison; Ah! Déroulède est au violon. Un nouveau chant parlé commençait à se répandre, plus volontaire, plus précis, plus redoutable, inventé sur le champ : au bagne, Mercier, au bagne. Le mot bagne, ainsi chanté, avec rage, résonne extraordinairement dans la mâchoire et dans les tempes. Un brave homme, petit et mince, entendant mal, criait avec acharnement : ad bal. Mercier. Quand il s'aperçut de son erreur, il m'expliqua que, dans sa pensée, il donnait au mot bal ce sens particulier qu'on lui donne au régiment, où, par manière de plaisanterie amère, on désigne ainsi le peloton de punition.

Cependant que la grave Internationale, largement, immensément chantée, s'épandait comme un flot formidable, cependant que le Mercier, au bagne, rythmé coléreusement, scandait la foule même et la déconcertait, le cortège longuement, lentement, indéfiniment, se déroulait tout au long du boulevard Voltaire, avec des pauses et des reprises. Arrivés au milieu, on ne voyait ni le commencement ni la fin. Au-dessus du cortège une longue, immense file de drapeaux rouges, de pancartes bleues, d'insignes et ornements triangulaires et variés, se défilait en avant et l'on se retournait pour la voir se défiler en arrière. Avec nous nos bons camarades, la Ligue démocratique des Écoles, portaient leur pancarte bleue aux lettres dorées. On ne pouvait lire les pancartes plus éloignées qui se perdaient au loin. Aussi je préfère emprunter à la Petite République les beaux noms de métier des ouvriers qui avaient promis leur concours à la manifestation. Je lis dans la Petite République du matin même, datée du lundi, les convocations suivantes, à la file: Chambre syndicate des gargouilleurs; — Syndicat de la chèvre, mouton et maroquin; — Chambre syndicale des tailleurs et scieurs de pierre du département de la Seine; —Chambre syndicale professionnelle des façonniers passementiers à la barre; — Fédération des syndicats de Boulogne-sur-Seine; — Chambre syndicale des corps réunis de Lorient, Morbihan; — Syndicats des bonnes, lingères, filles de salle, blanchisseuses; — Chambre syndicale des infirmiers et infirmières; — Chambre syndicale des ouvriers balanciers du département de la Seine; — Chambre syndicale des ouvriers peintres de lettres et attributs. Comme ces noms de métier sont beaux, comme ils ont un sens, une réalité, une solidité, comparés aux noms des groupements politiques, tous plus ou moins républicains, socialistes, révolutionnaires, amicaux, indépendants, radicaux-socialistes, aux unions, aux associations, et aux cercles, et aux cercles d'études sociales, et aux partis. Loin de moi la pensée de calomnier les groupements politiques. Ils sont pour la plupart beaucoup plus actifs, travailleurs, énergiques, efficaces que leurs noms ne sont spécifiques. Mais tout de même comme c'est beau, un nom qui désigne les hommes et les groupe sans contestation, sans hésitation, par le travail quotidien. On sait ce que c'est, au moins, qu’un forgeron, ou un charpentier. Je voudrais les citer tous, car je ne sais comment choisir. Je trouve dans la même Petite République les travailleurs du gaz, les charrons, la Fédération culinaire de France et des colonies, les employés des coopératives ouvrières, le Syndicat ouvrier de la céramique, les comptables, les ouvriers fumistes en bâtiment, les ouvriers serruriers en bâtiment, les tourneurs-robinetiers, les horlogers en pendules, les tourneurs vernisseurs sur bois, l'Imprimerie nouvelle, les ouvriers étireurs au banc, les scieurs, découpeurs, mouluriers à la mécanique, les correcteurs, la sculpture, les garçons nourrisseurs, les ouvriers jardiniers du département de la Seine, les ouvriers jardiniers et parties similaires de la Ville de Paris, le bronze imitation. Toute l’activité, tout le travail, toute la nourriture et tout l'ornement de Paris. Je renonce à donner les noms que je vois dans la Petite République de la veille, datée du dimanche. Ma liste serait longue autant que le fut le cortège.

Enveloppant de leurs pKs lourds ou de leurs déploiements les pancartes, les bannières et les drapeaux rouges défilaient. L'ordonnance de police du lo février 1894 est ainsi conçue en son article premier :

Sont interdits, dans le ressort de la Préfecture de police, l'exposition et le port de drapeaux, soit sur la voie publique, soit dans les édifices, emplacements et locaux librement ouverts au public.

Mais heureusement qu'elle est ainsi conçue en son article deuxième :

Sont exemptés de cette mesure les drapeaux aux couleurs nationales françaises ou étrangères, et ceux servant d'insignes aux Sociétés autorisées ou approuvées.

Cette ordonnance, promulguée au temps de la terreur anarchiste, était libéralement interprétée pour le triomphe de la République. Il suffisait que les drapeaux eussent une inscription pour passer. Ainsi des drapeaux flamboyants qui n'auraient pas passé tout seuls passaient parce qu'ils portaient en lettres noires des inscriptions comme celles-ci : Vive la Commune! — Vive la Révolution sociale! — 1871. L'honorable M. Alicot a vu là une transaction qui serait une véritable hypocrisie. Sans aucun doute s'il y avait eu un marché formel entre le gouvernement et le peuple, ce marché n'aurait été, des deux parts, qu'un marchandage hypocrite. Mais le gouvernement n'entendait assurément pas ainsi sa bienveillance. Et le peuple ne faisait guère attention à ce détail de procédure que pour s'en amuser bonnement. Il ne s'agissait pas du tout de vendre au gouvernement l'appui du peuple moyennant une tolérance honteuse. L'explosion de la fête était supérieure et même rebelle à tout calcul. Non. Il était simplement réjouissant qu'une ordonnance de la police bourgeoise, rendue contre le drapeau rouge au moment que l'on sait, présentât ainsi un joint par où passait librement le drapeau rouge commenté, à présent que des bourgeois républicains reconnaissaient la valeur et l'usage du socialisme républicain. Cela plaisait à ces gamins de Paris devenus hommes de Paris qui, en immense majorité, composaient le cortège.

A mesure que la fête se développait énorme, la pensée du robuste Jaurès revenait parmi nous . Quand nous chantions : Vive Jaurès ! la foule et le peuple des spectateurs nous accompagnaient d'une immédiate et chaude sympathie. Jaurès a une loyale, naturelle et respectueuse popularité d'admiration, d'estime, de solidarité. Les ouvriers l'aiment comme un simple et grand ouvrier d'éloquence, de pensée, d'action. L'acclamation au nom de Jaurès était pour ainsi dire de plain pied avec les dispositions des assistants. Continuant dans le même sens, plusieurs commencèrent à chanter : Vive Zola ! Ce cri eut un écho immédiat et puissant dans le cortège, composé de professionnels habitués dès longtemps à se rallier autour du nom protagoniste. Mais la foule eut une légère hésitation. C'est pour cela que nous devons garder à Zola une considération, une amitié propre. Il faut que cet homme ait labouré bien profondément pour que la presse immonde ait porté contre lui un tel effort de calomnie que même en un jour de gloire la foule, cependant bienveillante, eût comme une hésitation à saluer le nom qu'elle avait maudit pendant de longs mois. Cela est une marque infaillible. Voulant sans doute pousser l'expérience au plus pro- fond, quelques-uns commencèrent à chanter : Vive Dreyfus ! lui cri qui n'a pas retenti souvent même dans les manifestations purement dreyfusardes. Ce fut extraordinaire. Vraiment la foule reçut im coup, eut tin sursaut. Elle ne broncha pas, ayant raisonné que nous avions raison, que c'était bien cela. Même elle acquiesça, mais il avait fallu im raisonnement intermédiaire, une ratification raisonnée. Dans le cortège même il y eut une légère hésitation. Ceux-là même qui avaient lancé ce cri sentirent obscurément qu'ils avaient lancé comme un défi, comme une provocation. Puis nous continuâmes avec acharnement, voulant réagir, manifester, sentant brusquement comme l'acclamation au nom de Dreyfus, l'acclamation publique, violente, provocante était la plus grande nouveauté de la journée, la plus grande révolution de cette crise, peut-être la plus grande rupture, la plus grande effraction de sceaux de ce siècle. Aucun cri, aucun chant, aucune musique n'était chargée de révolte enfin libre comme ce vive Dreyfus ! « Faut-il que ce Dreyfus soit puissant pour avoir ainsi réuni sur une même place et dans un même embrassement... » disait l’Intransigeant du jour même, sous la signature de M. Henri Rochefort.3 M. Henri Rochefort avait raison. Le capitaine Alfred Dreyfus est devenu, par le droit de la souffrance, un homme singulièrement puissant. Ceux qui l'ont poursuivi savaient bien ce qu'ils faisaient. Ils ont marqué cet homme. Ils ont marqué sa personne et son nom d'une marque pour ainsi dire physique dans la conscience de la foule, au point que ses partisans mêmes sont un peu étonnés d'eux-mêmes quand ils acclament son nom. C'est pour cela que nous gardons à M. Dreyfus, dans la retraite familiale où il se refait, une amitié propre, une piété personnelle. Nous-mêmes nous avons envers lui un devoir permanent de réparation discrète. Nous-mêmes nous avons subi l'impression que la presse immonde a voulu donner de celui en qui nous avons défendu la justice et la vérité. Ceux qui ont fait cela ont bien fait ce qu'ils ont fait. Mais ceux qui ont voulu cela n'ont pas prévu au delà de ce qu'ils voulaient. Ils n'ont pas prévu la résistance désespérée de quelques-uns , la fidélité d'une famille s'élargissant peu à peu jusqu'à devenir la fidélité en pèlerinage de trois cent mille républicains. — Le Vive Dreyfus ne dure que quelques minutes. On en use peu, comme d'un cordial trop concentré.

A mesure que l'on approche de la place de la Nation les stations deviennent plus fréquentes, comme lorsqu'on approche, pour un défilé, d'un rassemblement militaire. On stationnait patiemment. C'était l'heure choisie où la verve individuelle, dans cette fête collective, s'exerçait plus aisément. Sans doute on ne pouvait se mettre à la fenêtre pour se regarder passer dans la rue, cela étant défendu par les traités de psychologie les plus recommandés. Mais on s'amusait à quitter le cortège pour aller, au bord du trottoir, voir passer les camarades. Gela devenait une heureuse application de la mutualité aux défilés du peuple. On mesurait ainsi du regard tout ce que l'on pouvait saisir du cortège inépuisable. Il se produisait ainsi une pénétration réciproque du cortège et de la foule. Plusieurs défilèrent, qui n'étaient pas venus pour cela. Tout le monde approchait pour lire en épelant les inscriptions des drapeaux et des pancartes. Ce jour de fête fut un jour de grand enseignement populaire. Il se formait des rassemblements autour des plus beaux drapeaux, autour des beaux chanteurs. Les refrains étaient chantés, repris en chœur par une foule grandissante. Un jeune et fluet anarchiste — c'est ainsi qu'ils se nomment, compromettant un nom très beau — qui s'était fait une tête de la Renaissance italienne, essayait de se tailler un succès personnel en chantant des paroles extraordinairement abominables, où le nom de Dieu revenait trop souvent pour une démonstration athée. Il prétendait que si l'on veut être heureux, « pends ton propriétaire ». Ces paroles menaçantes ne terrorisaient nullement les petites gens du trottoir et des fenêtres, en immense majorité locataires. Ainsi déjà les petits bourgeois, tout au long du parcours, avaient écouté sans aucune émotion, du moins apparente, que tous les bourgeois on les pendra. Un excellent bourgeois avait même poussé la bienveillance, au 214 du boulevard, jusqu'à pavoiser son balcon d’une foule de petits drapeaux inconnus. Discussions dans la foule et dans le cortège. Que signifiaient ces drapeaux ? ces pavillons ? Était-ce une bienvenue en langage maritime ? Une lettre de ce M. Pamard, adressée à monsieur Lucien Millevoye, et reproduite dans la Petite République du mercredi 29, nous apprend que « ces petits mouchoirs... n'étaient autres que les pavillons respectés de toutes les nations ; et, au milieu d'eux, le nôtre flottait en bonne place ». La lettre de M. Pamard nous apprend que « celui qui accrocha à son balcon ces pavillons qui flottent habituellement sur son yacht est un vieux républicain. » Nous n'en savions pas aussi long quand nous défilâmes devant ce pavoisement. Mais la foule ne s'y trompa point. Évidemment ce n'était pas une manifestation nationaliste. Plusieurs personnes à ce balcon, et en particulier ce vieux républicain, acclamaient le cortège, applaudissaient, saluaient le drapeau rouge. Inversement le peuple acclamait ce bourgeois, levait les chapeaux. Il n'était pas question de le pendre : heureuse inconséquence ! ou plutôt heureuse et profonde conséquence ! — Combien de bourgeois défilèrent parmi les francs-maçons et dans la Ligue des Droits de l'Homme !

Je soupçonne tous les gens des fenêtres de n'avoir entendu de tout cela que le brouhaha immense de la rue qui se mouvait. Les camarades traitaient le bizarre compagnon, le compagnon de la Renaissance italienne, avec beaucoup de bonne humeur, comme im enfant terrible, capricieux, négligeable. Mais le grand succès fut pour le bon loustic, le loustic inévitable, plus ancien que la caserne et plus durable qu'elle. Au moment où la station devenait une véritable pause, quand on commençait à s'impatienter un tout petit peu, le bon loustic se mit à chanter, au lieu de : Ah! Déroulède à Charenton, ton, taine, sur le même air, ces paroles ingénues : Allons vite à la place de la Nation, ton taine. Ayant dix syllabes à caser au lieu de huit, il courait pour se rattraper. Cela réussit beaucoup.

Alerte. Sursaut. Scandale. Un cri court au long de la colonne : A bas la patrie ! Grand émoi, car un tel cri n'est poussé que par un agent provocateur ou par des internationalistes excessivement prononcés. Soudain on comprend. Et on rit. Des camelots harcelaient les manifestants et la foule en criant : La Patrie. Les manifestants avaient répondu en criant : A bas la Patrie, et non pas à bas la patrie. Pour dissiper le malentendu, on commença : Conspuez Millevoye, mais sans insister, disant : Il n'en vaut pas la peine, ou : Il est trop long.

A mesure que l'on approchait de cette place, le service d'ordre, insignifiant d'abord, devenait notoire. Il avait été convenu qu'il n'y aurait pas de police. De fait la haie, très clairsemée, un simple jalonnement au milieu du boulevard, était faite par des gardes républicains. Mais il y avait de place en place des réserves d'agents massées sur les trottoirs, taches noires ponctuant la mobilité de la foule. Si ces hommes aux poings lourds ont des âmes subtiles, les officiers, sous-officiers , brigadiers et simples gardes, les commissaires de police, les officiers de paix , les brigadiers et les simples agents durent s'amuser chacun pour son grade. En fait, plusieurs de ces gardiens de la paix riaient dans leurs moustaches. La plupart se tenaient obstinés à regarder ailleurs avec une impassibilité militaire. Quelques-uns se tenaient un peu comme des condamnés à mort, ce qui était un peu poseur, inexact, mais compréhensible. Ce qui devait le plus les étonner, c'était de se voir là. Nous sommes si bien habitués nous-mêmes à ce que les hommes ainsi costumés nous sautent sur le dos quand nous poussons certaines acclamations que nous demeurions stupides, poussant ces acclamations, qu'ils n'en fussent pas déclanchés. Eux qui doivent avoir, depuis le temps et par la fréquence, une autre habitude que nous, comme ils devaient s'étonner de ne pas se trouver automatiquement transportés sur nos épaules ! Mais ils ne bougeaient pas, droits, encapuchonnés d'obéissance passive. Au long du boulevard nous les considérions comme on regarderait si une locomotive oubliait de partir au coup de corne du conducteur. Ils négligeaient de partir. Le peuple était d'ailleurs d'une correction parfaite. Sans doute il s'amusait à crier en passant devant eux les acclamations qui naguère les faisaient le plus parfaitement sauter hors de leur boîte, les Vive la Commune ! et les Vive la Sociale. Mais de cette foule immense et toute puissante pas un mot ne sortit qui fût une attaque particulière à la police adjacente ; pas une allusion ne lut faite aux vaches ni aux flics, et cela en des endroits où il y avait dix-huit cents manifestants pour un homme de police.

Pas un instant le peuple ne faillit à ce calme courtois. Quelques ivrognes vinrent contre-manifester. « Si nous voulons », disaient-ils, « crier Vive Déroulède ! nous en sommes bien libres. » — « Parfaitement, monsieur, c'est justement pour la liberté que nous manifestons. » A une fenêtre à droite un prêtre catholique gesticule, crie, applaudit, se moque. On lui crie à bas la Calotte ! ce qui est bien, et Flamidien! Flamidien ! ce qui est pénible et un peu violent. On ne crie presque pas : A bas les curés ! On pousse les mêmes cris à l'église Saint-Ambroise, à gauche, qui sonne ses cloches. A une fenêtre à gauche un sous-off rengagé, avec une femme genre honneur de l'armée. Pas une injure ne sort de la foule : à bas les conseils de guerre ! au bagne Mercier ! Un capitaine est à sa fenêtre, à gauche, avec sa femme et un petit garçon : Au bagne Mercier! Vive Picquart ! Un M. Mercier fabrique des voitures en tout genre à gauche, au bout du boulevard Voltaire. Sa maison est le signal d'im redoublement de fureur amusante. Il sait parfaitement que ce n'est pas lui que nous voulons envoyer au bagne.

Si lentement que l'on aille à la place de la Nation, si éloignée que soit cette place, tout de même on finit par y arriver. Depuis longtemps la Carmagnole avait à peu près cessé, abandonnée un peu par les manifestants, un peu moins respectée, plus provocante, moins durable, un peu délaissée. L'Internationale, toute large et vaste, régnait et s'épandait sans conteste. Le tassement de la marche nous avait peu à peu mêlés au groupe qui nous suivait. Ce groupe avait un immense drapeau rouge flottant et claquant. On y lisait en lettres noires : Comité de Saint-Denis, et, je crois. Parti ouvrier socialiste révolutionnaire. Un citoyen non moins immense tenait infatigablement ce drapeau arboré, brandi à bout de bras, et chantait infatigablement la chanson du Drapeau rouge. Les camarades groupés autour du drapeau accompagnaient en chœur, à pleine voix, le refrain. Cela pendant des heures. Cette admirable chanson réussissait beaucoup, parce qu'elle était lente et large, comme une hymne, comme un cantique et, pour tout dire, comme l’Internationale. C'était un spectacle admirable que la marche, que la procession de cet homme au bras et à la voix infatigable, fort et durable comme lui élément, fort comme im poteau, continuel comme un grand vent. Et ce qui parfaisait le spectacle était que l’homme et ses camarades chantaient une chanson qui avait tout son sens. Le drapeau rouge qu'ils chantaient n'était pas seulement le symbole de la révolution sociale, rouge du sang de l'ouvrier, c'était aussi leur superbe drapeau rouge, porté à bout de bras, au bout de son bras, présent, vraiment superbe et flamboyant.

Soudain les barrages, les haies se resserrent. On sépare le cortège de la foule. Pelotons de gardes républicains, pied à terre. Compagnies de pompiers, attention délicate. Nous y sommes. 11 est convenu qu'en passant devant Loubet on lui criera Mercier au bagne, Mercier, pour lui signifier que le peuple ne veut pas de l'amnistie. Nous y sommes. Plus de soldats, mais seulement des gardiens paisibles aux habits bleus ou verts, gardiens de squares et jardins. Tout à coup un grand cri s'élève à cinquante pas devant nous : Vive la République ! Nos prédécesseurs ont oublié Mercier. Nous-mêmes sommes saisis devant la République de Dalou et nous crions comme eux : Vive la République. Ce n'était pas vive la République amorphe et officielle, mais vive la République vivante, vive la République triomphante, vive la République parfaite, vive la République sociale, vive cette République de Dalou qui montait claire et dorée dans le ciel bleu clair, éclairée du soleil descendant. Il était au moins quatre heures passées. Tout cela en un seul cri, en un seul mot : Vive la République, spontanément jailli à l'aspect du monument, cri condensé où l'article la recouvrait sa valeur démonstrative. Aussi quand le monument se leva pour nous, clair et seul par-dessus l'eau claire du bassin, nous n'avons pas vu les détails de ce monument, nous n'avons pas vu les détails de la place. Nous n'avons pas vu les deux anciennes colonnes du Trône, si libéralement attribuées par les journalistes à Charlemagne, à Philippe-Auguste, et à Saint-Louis. Nous avons vu le triomphe de la République et nous n'avons pas vu les moyens, les artisans de ce triomphe, les deux lions attelés, le forgeron, madame la justice et les petits enfants. La République triomphante, levée sur sa boule, s'isolait très bien de ses serviteurs et de ses servantes. Nous l'acclamions, nous la voyions seule et haute, et nous passions au pas accéléré, car il fallait que le fleuve de peuple coulât. Quand nous voudrons regarder à loisir le monument de Dalou, nous retournerons à quelques- uns place de la Nation, et nous emporterons dans nos poches le numéro du Mouvement où est l'article de Deshairs.

Il est bien peu de citoyens qui n'aient alors donné un souvenir, une rapide pensée à Déroulède, qui était venu chercher deux régiments si loin de l'Elysée et si près de la soupe du soir.

Vite on se ressaisit pour passer devant la tribune officielle, à gauche. On avait, au long du cortège, crié quelque peu : Vive Loubet. On s'entraîne, on s'aveugle, on s'enroue sur le au bagne Mercier, les chapeaux en l'air, les mains hautes, les cannes hautes. On marche porté, sans regarder sa route. On tourne autour du bassin. On est enlevé. On arrive. On cherche Loubet, pour qui on criait tant. Il n'est pas là. Vraiment, à la réflexion, il eût été fou qu'il restât là pour tout ce que nous avions à lui dire. De la tribune on répond à nos Vive la Sociale ! Beaucoup d'écharpes aux gens de la tribune. Ces citoyens n'en sont pas moins ardents. Un dernier regard au peuple innombrable qui suit et qui tourne autour de ce bassin. C'est fini. Au coin quelqu'un me dit: « Ça a été violent ici au commencement, la police a enlevé un drapeau noir. » Cet incident passe inaperçu dans le perpétuel mouvement du peuple.

Je n'oublierai jamais ce qui fut le plus beau de la journée : la descente du faubourg Antoine. Le soir descendait, la nuit tombait. Tout ignorants que nous soyons de l'histoire des révolutions passées, qui sont le commencement de la prochaine Révolution sociale, nous connaissons tous la gloire de légende et d'histoire du vieux faubourg. Nous marchions sur les pavés dans cette gloire. Avec une sage lenteur les porteurs de la Petite République marchaient en avant de ce nouveau cortège. Les gens du faubourg s'approchaient, épelaient, lisaient la — Petite — République — socialiste ; Ni — Dieu — ni — maître, applaudissaient, acclamaient, suivaient. Rien ne distinguait plus le cortège et les spectateurs. Le peuple descendait dans la foule et se nourrissait d'elle. On rechanta la vieille Marseillaise, récemment disqualifiée auprès des socialistes révolutionnaires par la faveur des bandits nationalistes. Tout le faubourg descendait dans la nuit, en une poussée formidable sans haine.

La dislocation eut lieu pour nous place de la Bastille. Ceux de la rive gauche s'en allèrent par le boulevard Henri IV. Groupés en gros bouquets aux lueurs de la nuit, les drapeaux rouges regagnaient de compagnie leurs quartiers et leurs maisons. Les bals commençaient bientôt.

Avec la fatigue de la journée, des inquiétudes et des scrupules me venaient. Je sais bien qu'il n'y a plus de lanternes, je sais bien que les bourgeois ont fait construire par des ouvriers des becs de gaz qui ne sont plus des lanternes, sans les anciennes cordes et sans les anciennes potences. Plusieurs des refrains de la journée ne me trottaient pas moins par la tète, violents et laids. Sera-t-il dit que cette Révolution d'amour social et de solidarité sera faite avec ces vieilles paroles de violence, de haine, et de laideur. Cela se peut. Il se peut que nous ayons parfait la Révolution sociale avant qu’un architecte de génie nous ait donné la maison du peuple nouveau, avant qu'un poète de génie nous ait donné le poème ou le chant de la révolution nouvelle, de la cité nouvelle. Ce ne sera pas la première fois qu'il en sera ainsi, que le flot de la vie universelle aura devancé les maturations de l'art individuel. En attendant, l'Internationale de Pottier est et demeure un des plus beaux hymnes révolutionnaires qu'un peuple ait jamais chanté. Groupons-nous autour de l'Internationale.

Des incidents de la journée continuaient à m'attrister quand le soir, dans le train, j'ouvris une petite brochure dont j'avais bourré mes poches, pour la distribuer, comme on le doit. C'était la petite brochure de Le Pic, intitulée : Pour la République ! (revue politique mensuelle, numéro 1, novembre 1899), où il entreprend le Petit Journal sur ses infamies du Panama et sur ses atrocités de l'Arménie. Voilà la vraie brochure de propagande. L'auteur ne commence pas par supposer que son lecteur connaît aussi bien que lui ce qu'il veut lui dire. Il ne suppose pas que le lecteur sait. Il ne procède pas par allusions. Il procède par narration. Il annonce la narration : Je vais vous conter une histoire qui est arrivée. Il annonce : « De quels crimes est capable l'infâme Petit Journal, je vais le montrer par une preuve unique4 mais décisive, par le relevé des sommes qu'il a touchées pour faire tomber l'argent de ses malheureux lecteurs dans la grande escroquerie du Panama. » Plus loin il annonce : « Vous pensez qu'en jetant ces milliers d'humbles à la ruine pour gagner sa commission de 630,000 francs, il a atteint à la limite du crime et de l'infamie ? Eh bien ! il a trouvé moyen d'être plus criminel et plus infâme encore !

» Écoutez et retenez cette histoire : »

Suit l'histoire de M. Marinoni et du Sultan.

L'auteur procède comme il faut. Une brochure bien faite ressemble à une histoire de grand-père contée à la veillée :

II y avait une fois, au pays des Infidèles, un méchant roi qui Ht massacrer, dans les supplices les plus effroyables, trois cent raille de ses sujets chrétiens. — Le grand-père n'insiste pas sur les supplices, pour ménager l'imagination des petits.

— Pourquoi donc que le pape n'est pas allé à leur secours, grand-père ?

— Je ne sais pas, mes enfants.

— Et le roi de France, pourquoi donc qu'il n'y a pas été ?

— Parce qu'il n'y a pas de roi de France.

— Et les Français qui ne sont pas rois ?

— Parce que le mauvais roi avait donné de l'argent au Petit Journal pour faire croire aux Français que c'étaient les chrétiens qui s'étaient révoltés.

— C'est le même Petit Journal qu'on achète au bourg chez l'épicier ?

— Oui mon garçon.

— Ah vrai !

La brochure de Le Pic invite à cette imagination.

Je lus passionnément cette brochure bien faite. Et quand je revis contre quelles sournoiseries, contre quelles sauvageries, contre quelles atrocités, contre quelles barbaries ce peuple révolutionnaire avait conduit dans Paris ce triomphe de la République, cette inoubliable manifestation me sembla toute saine et toute bonne, et les scrupules de détail que j'avais eus me semblèrent vains.

  1. Sur Dalou, son œuvre, et en particulier le Triomphe de la République, je renvoie à l'excellent article, si nourri, du citoyen Deshairs, paru dans le Mouvement du 1er octobre. ↩︎
  2. Ou plûtot les forts aux farines. ↩︎
  3. Cité dans le Matin du dimanche. Il vaut mieux ne pas lire l'Intransigeant dans le texte. ↩︎
  4. Cela ne l'empêche pas de donner une seconde preuve, justement comme dans les histoires bien faites. ↩︎