La Préparation du Congrès Socialiste National (2)

J'étais si attristé des confidences que l'homme socialiste révolutionnaire moraliste internationaliste m'avait faites que je n'eus pas de cesse et que je désirais douloureusement le revoir. Un ami voulut bien corriger les dernières épreuves du second cahier. Je pris dans ma serviette un manuscrit que j'avais, et je retournai chez le docteur.

— Pourquoi, me dit-il, ne vous êtes-vous pas donné le loisir de recueillir de nouveaux renseignements et de nouveaux documents sur la préparation du Congrès socialiste national ?

— Je les recueillerai demain, citoyen docteur, et je les mettrai aussi bien dans mon troisième cahier. Mais je voulais vous demander si nous pouvons et si nous devons faire des personnalités, dans l'ordre de l'action.

— Pourquoi n'êtes-vous pas sincère, me répondit doucement le docteur. Vous n'avez pas une hâte invincible d'avoir cette consultation. Mais vous êtes venu vers moi parce que j'avais de la peine et parce que je vous ai fait de la peine. Cet empressement est dangereux. Vous allez invinciblement vers ceux qui ont de la peine et vers ceux qui vous en font. Cela n'est pas sain. Prenez garde : c'est ainsi que l'on passe immanquablement de la connaissance à l'action, et que l'on devient socialiste charitable, ce qui n'est pas une variété pure du socialisme. C'est ainsi que vous vous affaiblirez pour l'action même et que vous vous atténuerez. La peine subie en face des adversaires qui agissent cause im affaiblissement, mais la peine suivie avec les camarades et les amis qui pâtissent cause parfois une irrémédiable désespérance.

— Docteur, commençons par le commencement. Puisque nous pouvons et devons faire des personnalités, dans l'ordre de la connaissance, voulez-vous que nous reconnaissions l'action personnelle de Jaurès dans les récents événements. J'avais préparé pour une revue allemande une histoire et un portrait de Jaurès. Voulez-vous que je vous en donne connaissance ?

Je tirai la copie de ma serviette et le docteur lut patiemment l'étude un peu longue et lourde que je lui soumettais et que j'avais intitulée : Jean Jaurès : — Au moment où il avait commencé, je lui fis remarquer, pour ma défense, que cet article était du mois d'octobre, et fait pour un public supposé peu au courant du socialisme français :

Le docteur ne dit mot et continua sa lecture :

Jean Jaurès, né à Castres (Tarn), le 3 septembre 1859, fit ses études au collège de Castres. A dix-sept ans il vint à Paris, au Collège Sainte-Barbe, d'où il suivait les cours du Lycée Louis-le-Grand. Il fut reçu en 1878 à l'École Normale avec le numéro i. Il en sortit agrégé de philosophie en 1881. Il fut deux ans professeur de philosophie au Lycée d'Albi, au chef-lieu de son département natal. Puis il fut deux ans maître de conférences de philosophie à la Faculté des Lettres de Toulouse, dans la capitale de tout ce midi. Ainsi entré dans l'Université, il ne quitta sa chaire que pour siéger une première fois à la Chambre, comme député du Tarn, en i885, et il ne quitta son siège, n'ayant pas été réélu, que pour continuer, en 1889, son enseignement. Il fut alors chargé d'im cours complémentaire de philosophie à la Faculté des Lettres de Toulouse. Il devint bientôt conseiller municipal de Toulouse, et fut pendant trois ans adjoint au maire pour l'instruction publique. Il continua son enseignement de la philosophie jusqu'au jour où il rentra comme député socialiste à la Chambre, élu par la deuxième circonscription d'Albi aux élections générales d'août 1893. Il y siégea toute la législature, jusqu'aux élections générales de 1898, où il ne fut pas réélu. Il ne retourna pas, cette fois, à son enseignement : la gravité des circonstances réclamait tous ses instants et toute sa force pour l'action publique.

Universitaire, ayant régulièrement suivi la carrière universitaire, y ayant avancé régulièrement, professeur de philosophie, docteur en philosophie , comment et pourquoi Jaurès est-il devenu socialiste ? Il a donné lui-même cette simple réponse dans l'Avant-Propos qu'il a écrit pour son livre intitulé : Action Socialiste.

« Dès que j'ai commencé à écrire dans les journaux et à parler à la Chambre, dès 1886, le socialisme me possédait tout entier, et j'en faisais profession. Je ne dis point cela pour combattre la légende qui fait de moi un centre-gauche converti, mais simplement parce que c'est la vérité.

» Mais il est vrai aussi que j'ai adhéré à l'idée socialiste et collectiviste avant d'adhérer au parti socialiste.

Je m'imaginais que tous les républicains, en poussant à bout ridée de République, devaient venir au socialisme. Et il me paraissait plus sage de ne pas créer un groupement socialiste distinct. C'était une illusion enfantine, et, ce que la vie m'a révélé, ce n'est point l'idée socialiste, c'est la nécessité du combat. Si les pages qui suivent pouvaient aider les hommes de pensée à devenir des hommes de combat, et à comprendre que la vérité, pour être toute la vérité doit s'armer en bataille... »1

Ainsi Jaurès n'est pas devenu socialiste par un coup de la grâce, par la lecture d'un livre, par la vue d'un homme, ou par un événement particulier. Même on peut dire qu'il n'est pas devenu socialiste. Il a toujours été socialiste, au sens large de ce mot. La culture générale qu'il avait reçue, la philosophie qu'il enseignait enveloppaient déjà le socialisme qui n'avait plus qu'à se développer et à s'armer. De même que toute civilisation harmonieuse, achevée sincèrement, aboutit à l'établissement de la cité socialiste, de même toute culture vraiment humaine, vraiment harmonieuse, achevée sincèrement, aboutit à l'établissement de la pensée socialiste dans la conscience individuelle. Si bien que la question que l'on doit se poser à l'égard de tout homme harmonieusement cultivé n'est pas de savoir comment et pourquoi il pourra devenir socialiste, mais bien de savoir comment et pourquoi il pourrait bien ne pas devenir socialiste, ne pas avoir au moins la pensée socialiste. Et quand la pensée est devenue socialiste, la rudesse des événements, l'âpreté des résistances, l'insolence de l’ïnjustice, l'incessante insinuation du mensonge, la pourriture des jalousies et la barbarie des haines se chargent bien de donner à celui qui a la pensée socialiste la vigueur d'agir en socialiste.

Dès le 21 octobre i886, dans un discours prononcé à la Chambre, Jaurès défendait im amendement qu'il avait proposé à la loi sur l'organisation de l'enseignement primaire ; il demandait par cet amendement que l'on permît aux municipalités de fonder à leurs frais des écoles populaires pour sauvegarder dans l'enseignement primaire toute la liberté de la philosophie et de la science. Selon ses propres paroles, il demandait qu'il y eût partout dans l'enseignement populaire une sincérité et une franchise absolues, que l'on ne dissimulât rien au peuple, que là où le doute est mêlé à la foi, on produisît le doute, et que, quand la négation domine, elle pût se produire librement. Il demandait que le peuple eût ainsi accès à toute la philosophie humaine, à toute la science humaine. Sans doute il pensait que de toutes les socialisations, la socialisation de la philosophie, de la science, de la culture humaine était la plus intéressante, la plus pressée, la plus impérieusement exigible. Et dans la séance du I décembre 1888 il insistait fortement sur cette idée que l'on ne doit pas considérer l'enseignement primaire comme un enseignement petit, fermé, arrêté, immobilisé dans les utilités immédiates : « Je ne sais pas en vertu de quel préjugé nous refuserions aux enfants du peuple une culture équivalente »2 à celle que reçoivent les enfants de la bourgeoisie. ...« Lorsqu'on voit que l'éducation des enfants de la bourgeoisie est conduite dès les premiers pas en vue d'une culture très haute et très générale,…on a le droit de dire qu'on n'a pas encore fait pour les enfants du peuple tout ce à quoi ils ont droit. Et cependant ce seront des travailleurs, des citoyens et des hommes, et, à tous ces titres, et pour les luttes et pour les joies de la vie, ils ont droit aussi à im enseignement qui soit aussi plein et aussi complet à sa manière que celui qui est donné aux enfants de la bourgeoisie. »3 — « Il faut encore apprendre à cette jeune démocratie le goût de la liberté. Elle a la passion de l'égalité ; elle n'a pas, au même degré, la notion de la liberté, qui est beaucoup plus difficile et beaucoup plus longue à acquérir. Et voilà pourquoi il faut donner aux enfants du peuple, par un exercice suffisamment élevé de la faculté de penser, le sentiment de la valeur de l'homme et, par conséquent, du prix de la liberté, sans laquelle l'homme n'est pas. »4 A cette fin, il voulait « faire concourir toutes les forces de l'enseignement secondaire et de l'enseignement supérieur à ce qu'on peut appeler l'éducation de l'enseignement primaire. »5 Il voulait que les professeurs de l'enseignement secondaire se fissent les instituteurs des instituteurs primaires. « Lorsque vous aurez établi cette correspondance, cette communication étroite de tous les ordres d'enseignement pour élever peu à peu l'enseignement primaire, alors vous aurez assuré à la démocratie française un enseignement digne d'elle, vous aurez préparé par la coordination et la coopération de tous les enseignements, d'un bout à l'autre de l'échelle, l'unité et la continuité de toutes les classes sociales. »6

Ce désir, et cette espérance de Jaurès, que la coordination et la coopération de tous les enseignements, d'un bout à l'autre de l'échelle sociale, pourraient préparer l'unité et la continuité de toutes les classes, ne devait pas se réaliser de sitôt. Dès sa rentrée au Parlement, il eut à lutter contre les résistances de la classe bourgeoise. Mais cette idée au fond demeura son idée préférée. Et cette idée, que la socialisation de l'enseignement, que l'universalisation d'une culture humaine suffirait à réconcilier toutes les anciennes classes dans l'humanité de la cité socialiste n'est pas pour nous déplaire. Nous savons bien qu'elle paraît en opposition avec la formule de la lutte des classes. Mais nous croyons que cette opposition n'est qu'apparente, et qu'elle n'aurait lieu que si cette formule était mal entendue. Car non seulement la lutte de classe n'a aucune valeur socialiste, mais elle n'a même aucun sens qui soit socialiste. Toute guerre est bourgeoise, car la guerre est fondée sur la compétition, sur la rivalité, sur la concurrence ; toute lutte est bourgeoise, et la lutte des classes est bourgeoise comme les autres luttes. Elle est une concession du socialisme à la bourgeoisie, comme les armements d'un peuple pacifique sont, en un sens, une concession faite à ses voisins belliqueux. De même qu'il n'est pas du tout certain que la paix militaire internationale soit jamais établie par l'écrasement militaire des peuples belliqueux sous les peuples pacifiques, de même il n'est pas du tout certain que la paix sociale soit jamais établie par l'écrasement bourgeois de la classe bourgeoise sous la classe prolétarienne. Si la cité socialiste un jour était fondée par le moyen de cette lutte, il resterait éternellement vrai que l'établissement de la cité socialiste aurait été bourgeois ; la perdurable cité socialiste serait de fondation bourgeoise. En ce sens la lutte des classes est pour tout socialiste un pis aller bourgeois. Il est donc permis de désirer, d'espérer que la révolution sociale ne sera pas faite ainsi, qu'elle sera constituée par l'universalisation d'une culture socialiste, c'est-à-dire harmonieusement humaine. C'est pour cela que, tandis que nous pouvons travailler dans la joie à faire la conversion des consciences, nous devons participer sans aucune joie à la lutte des classes : elle est pour nous comme im service militaire.

Cette tristesse intérieure à laquelle nous ne devons jamais essayer d'échapper quand nous participons à la lutte des classes est assurément le caractère principal de Jaurès. Non pas que j'oublie l'importance et la puissance de ses autres caractères. Tous les socialistes français et tous les militants socialistes internationaux connaissent la souveraine puissance de celui qu'on nommait malgré soi le grand orateur. Ceux qui l'avaient une fois entendu ne pouvaient l'oublier. Il montait à la tribune. Il était si plein de sa pensée que les premières phrases paraissaient venir mal, comme trop bourrées. Puis la lourde et robuste puissance de sa pensée commençait à se mouvoir dans la force d'abord un peu grinçante et dans la puissance un peu sourde de sa parole, qui prenait aux entrailles. Alors il dominait, d'autant plus maître que la foule avait été plus houleuse, d'autant plus large qu'elle se déroulait comme la mer. Et son discourse s'imposait, toujours admirablement composé comme une œuvre classique, servi par une voix soudain devenue claire et merveilleusement puissante. Rien d'artificiel, rien d'appris dans la forme. La force de la pensée portait la force de la forme. Le geste surtout n'avait rien de factice. Il n'avait pas les gestes habituels des orateurs, mais des gestes d'ouvrier manuel, enfonçant les idées dans le bois de la tribune, appuyant du pouce pour insister, gestes rudes et lourds instinctivement faits par son épaisse carrure de montagnard cévennole. Mais ce qui donnait à tout cela une valeur incomparable, c'était le sentiment intérieur que nous avons dit. Autant il avait de joie exubérante et saine, autant la joie florissante s'échappait de son corps, de ses mains et de ses yeux quand il parlait pour convertir, autant ceux qui le connaissaient bien devinaient en lui un arrière-plan de sincère tristesse quand il parlait pour combattre. Jamais il ne s'est profondément réjoui de ces ignominies bourgeoises qui paraissent illustrer la doctrine socialiste et qui paraissent avancer l'heure de la révolution sociale. Sans doute le sursaut d'indignation que donne à tout homme juste le spectacle d'une scandaleuse injustice bourgeoise pouvait lui sembler mi facteur de la révolution sociale. En ce sens il pouvait, dans la fièvre du combat, crier la joie amère qu'U avait à voir la société ennemie s'enfoncer ainsi dans sa pourriture et précipiter sa propre ruine. Mais comme on sentait bien que cette joie de fièvre et d'amère indignation n'était pas entière, n'était pas son habituelle et innocente joie de convertisseur ! Cette même culture générale, cette même philosophie qui l'avaient conduit au socialisme l'avaient heureusement prémuni contre toute joie mauvaise. Il savait discerner le mal qui se cache sous mi tel semblant de bien. Il savait que les ignominies bourgeoises en définitive s'exercent contre la douloureuse humanité, contre l'humanité commune, et qu'ainsi ce qui en définitive est compromis, c'est l'héritage même du socialisme futur, du socialisme prochain. Il savait que ces ignominies sont toujours exercées sur des hommes vivants, et que, si elles semblent justifier certaines formules non vivantes, elles risquent de détériorer sans remède l'humanité même. Il savait que ce n'est pas avec des livres, avec des textes, mais avec des hommes que se fera la cité socialiste, et qu'elle ne se ferait pas si les hommes étaient irrémédiablement avilis et stérilisés dans la société bourgeoise. Il savait bien qu'il n'y a pas deux humanités, la bourgeoise et la socialiste, mais que c'est la même humanité, qui est à présent bourgeoise, que des individus et des partis socialistes s'efforcent de faire devenir tout entière socialiste. En un mot il n'était nullement scolastique, mais il avait un sentiment, une connaissance exacte et réaliste de la réalité vivante. C'est pour cela qu'il voulait qu'en attendant que la révolution sociale fût parfaite, et justement pour bien faire celte révolution sociale, toute l'humanité devînt et demeurât belle et saine, et digne de sa prochaine fortune.

Il était lui-même un vivant exemple de ce que peut et de ce que vaut un socialisme ainsi vivifié, ainsi humanisé par la considération respectueuse de l'humanité passée, de toute l'humanité présente et future. Son éloquence, infatigablement alimentée de faits, était inépuisablement aérée de large et de libre philosophie. Traitées par lui, les affaires du socialisme ne cessaient jamais d'être les affaires de l'humanité, d'être des affaires humaines. Comme tous les vrais réalistes, il était profondément philosophe et profondément poète et ces deux grandes qualités se confondaient en lui. Loin que cette largeur et cette universalité affaiblît sa force révolutionnaire, il y puisait au contraire les éléments premiers de sa conviction, il y trouvait les puissantes bases de son assurance, de sa robustesse, de sa solidité vigoureuse, montrant ainsi que l'étroitesse de la pensée n'est nullement nécessaire à la vigueur de l'action, que la petitesse des vues n'est pas le gage nécessaire de la solidité. Des haines vigoureuses

Que doit donner le vice aux âmes vertueuses,7

il n'avait gardé que la vigueur. Quoi qu'il en ait dit parfois, et quoi qu'il en ait voulu croire, il ignorait totalement la haine.

On pourrait suivre ces caractères de Jaurès tout au long de sa carrière parlementaire. De 1893 à 1898 il prit part, au nom du parti socialiste, au nom du groupe socialiste de la Chambre, à tous les débats importants. Ce groupe était uni, et si quelques-uns de ses membres avaient gardé par devers eux quelques sentiments de rivalité, le grand public ne s'en doutait nullement. Les principaux membres du groupe et les principaux orateurs se partageaient donc amiablement la besogne et parlaient presque toujours officiellement au nom de tout le groupe. Jaurès prit très souvent la parole à ce titre et sut toujours se faire écouter attentivement et silencieusement d'une Chambre souvent hostile. Mais les adversaires eux-mêmes et les ennemis respectaient la profonde sincérité de cette éloquence singulièrement puissante. Ils se permettaient quelquefois des interruptions ; mais ces interruptions ne désorganisaient jamais le discours de l'orateur ; il répondait à l'interrupteur trait pour trait, coup pour coup, avec une aisance, un à propos remarquable, et, au besoin, avec beaucoup d'esprit et de courtoisie ; puis l'ordonnance classique du discours continuait jusqu'au parfait achèvement. Une fois, quelques-uns eurent la malencontreuse idée dé lui faire du bruit. Pour donner l'impression du socialisme qui monte et fond la bourgeoisie capitaliste, Jaurès avait redemandé à l'antiquité grecque la comparaison homérique de la mer qui monte et fond la neige ; quelques-uns trouvèrent la comparaison déplacée, la croyant solennelle, n'interrompirent pas, mais firent du bruit. Jaurès brusquement s'arrêta :

— a Et c'est nous ! » s'écria-t-il ,« c'est nous qui sommes les barbares ! »

Ce mot barbares, ainsi improvisé, ainsi jeté, à la fois exact au sens ancien, puisqu'ils avaient fait du bruit à Homère, et au sens moderne, puisqu'ils avaient fait du bruit au socialisme, ce mot qui rattachait la Révolution sociale aux premiers essais d'humanité harmonieuse eut un retentissement extraordinaire, et le^ barbares se le tinrent pour dit.

Le docteur suspendit sa lecture :

— Pourquoi n'avez-vous pas donné la date et le nom de cette séance?

— Parce que je ne les savais pas. Je ne les sais pas encore. Et non plus la comparaison dans Homère.

— Pourquoi ne les avez-vous pas demandés?

— Je les ai demandés à beaucoup de personnes. On me répondait : « Parfaitement ! Parfaitement ! Le grand discours de Jaurès à la Chambre, les barbares, c'est nous qui sommes les barbares, c'est nous qui sommes... c'est très connu. » Et quand on voulait préciser, on ne savait plus du tout. Or ces personnes étaient des citoyens qui avaient suivi attentivement l'action parlementaire pendant toutes ces dernières années.

— Cela prouve que vos cahiers ne sont pas tout à fait inutiles. Mais pourquoi n'avez-vous pas demandé à Jaurès lui-même?

— Je n'ai pas voulu le déranger de son travail et de son action pour si peu. Et puis sans doute lui-même il n'aurait pas su. C'est un grand semeur qui sème au vent, et qui laisse aux notaires le soin d'enregistrer la moisson. Nous retrouverons ce discours quand nous aurons la deuxième et la troisième série de l’Action Socialiste.

Le docteur ne dit mot et continua sa lecture :

Dans le groupe alors constitué à la Chambre, les différents orateurs s'étaient volontiers spécialisés. Vaillant, par exemple, parlait volontiers des questions ouvrières; Guesde parlait des questions ouvrières et des questions théoriques ; Millerand, avec sa clarté calme et parfois presque un peu opportuniste et souvent avec son apparence de clarté, parlait dans les questions gouvernementales et dans les questions de politique étrangère ; ainsi des autres, et sans que cette spécialisation, bien entendu, fût officielle et rigoureusement arrêtée. Millerand était le plus souvent celui qui parlait officiellement au nom du parti dans les circonstances difficiles. Jaurès était spécialisé beaucoup moins par le sujet de ses discours que par le caractère, par la qualité de ses interventions. Il donnait aux débats où il intervenait une ampleur extraordinaire, ou plutôt il savait trouver dans les différents sujets débattus l'intérêt profond qui vraiment y résidait.

Il intervint dans tous les grands conflits du capital et du travail, dans les grèves. Lui-même représentait à la Chambre les mineurs et les verriers de Carmaux. On connaît l'admirable lutte qu'il soutint avec les verriers contre M. Rességuier, le grand patron en qui s'était pour ainsi dire personnifié tout ce que la brutalité bourgeoise, l'entêtement capitaliste et l'arbitraire patronal ont de plus odieux. Rentrant à la Chambre après plusieurs mois de lutte acharnée, il n'en prononça pas moins un de ses plus beaux discours ; ce discours dura deux •jours et fit sur la Chambre, cependant mal disposée, une impression telle qu'il faillit enlever d'enthousiasme la solution à la fois simple et audacieuse que Jaurès avait mandat de proposer : l'arbitrage de M. Henri Brisson, alors président de la Chambre.

Jaurès intervint dans les grands débats techniques, par exemple dans la question des sucres ; attentif à la démocratie paysanne, si considérable en France et d'une importance décisive , il prononça sur la crise agricole un de ses plus longs et ses plus beaux discours. Il intervint dans les débats de politique pure, dans les questions ministérielles, dans la discussion des lois, prononça un très beau discours contre les lois scélérates. Et par lui le socialisme était sans cesse en mouvement, sans cesse en formation, sans cesse en devenir.

Il intervint dans les questions de politique extérieure. Il affirmait à la tribune de la Chambre l'excellence de l'internationalisme socialiste. Il prédisait, il annonçait la paix socialiste, plus durable que la paix romaine, la paix socialiste seule perdurable et seule universelle : « Dans ce siècle de concurrence sans limite et de surproduction, il y a aussi concurrence entre les armées et surproduction militaire: l'industrie elle-même étant un combat, la guerre devient la première, la plus excitée, la plus fiévreuse des industries. »8 « Il n'y a qu'im moyen d'abolir enfin la guerre entre les peuples, c'est d'abolir la guerre entre les individus, c'est d'abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c'est de substituer à la lutte universelle pom' la vie, qui aboutit à la lutte universeUe sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d'unité. Et voilà pourquoi, si vous regardez, non pas aux intentions, qui sont toujours vaines, mais à l'efficacité des principes et à la réalité des conséquences, logiquement, profondément, le parti socialiste est dans le monde aujourd'hui le seul parti de la paix. »9 Il posait et résolvait la question d'Alsace-Lorraine sans aucune faiblesse: « Nous n'oublions pas la blessure profonde reçue par la patrie, parce qu'eUe est en môme temps une blessure profonde reçue par le droit universel des peuples. Mais si nous ne nous reconnaissons pas le droit d'oublier, nous ne nous reconnaissons pas et nous ne reconnaissons à personne le droit de haïr, car notre pays même, si noble et si bon qu'il soit, a eu lui aussi, et c'est notre honneur de pouvoir le dire, il a eu lui aussi dans le passé, et à l'égard , même du peuple que vous savez, de longues heures de brutalité et d'arbitraire domination. Et dans les fautes des autres peuples nous reconnaissons trop les fautes du nôtre pour que notre patriotisme môme nous permette de nourrir de meurtrières inimitiés. Ni haine, ni renoncement ! Voilà notre devise. »10 Il montrait comment le développement des libertés politiques avait déjà commencé à réparer les iniquités commises de peuple à peuple : « Nous ne sommes plus au temps où l'Irlande écoutait tous les bruits de guerre de l'Europe et attendait le débarquement de l'étranger qui devait la libérer de l'occupant. Nous ne sommes plus au temps où Mickiewicz terminait son Livre des Pèlerins par cette formidable prière : « Et la guerre universelle pour » notre libération, donnez-la nous, Seigneur” ! » Non ! Mais lorsque l'Irlande, au Parlement même de Londres, fait et défait les majorités, lorsqu'elle donne et retire le pouvoir, lorsque les trois maîtres de la Pologne, à la même heure, pour conserver leur pouvoir sur l'opinion ou pour leurs combinaisons parlementaires, sont obligés de caresser à la fois le sentiment national polonais, lorsqu'ils ressuscitent ainsi, par la simultanéité forcée et étrange de leur démarche, l'unité visible du peuple qu'ils s'étaient partagé, j'ai le droit de dire que la justice immanente a aujourd'hui en Europe d'autres moyens et d'autres voies que la guerre. La nation conquérante ne peut développer ses propres libertés qu'en les communiquant aux conquis, aux vaincus eux-mêmes ; et comme ceux-ci sont im peuple par les idées, par les sentiments, par les traditions et par les espérances, par les affinités qui les relient entre eux et qui les relient aux groupes historiques dont ils ont été séparés, toujours vous voyez sur le fond môme des luttes parlementaires se dessiner des figures de peuples, et il y aura d'étranges et de profonds remaniements de nations avant qu'aucune carte les ait signalés. »11 Et il montrait comment le développement de la justice sociale achèverait de réparer les iniquités commises de peuple à peuple : « De même qu'on ne réconcilie pas des individus en faisant simplement appel à la fraternité humaine, mais en les associant, s'il est possible, à une œuvre commune et noble, où, en s'oubliant eux-mêmes, ils oublient leur minutie, de même les nations n'abjureront les vieilles jalousies, les vieilles querelles, les vieilles prétentions dominatrices, tout ce passé éclatant et triste d'orgueil et de haine, de gloire et de sang, que lorsqu'elles se seront proposé toutes ensemble im objet supérieur à elles, que quand elles auront compris la mission que leur assigne l'histoire, que Chateaubriand leur indiquait déjà il y a un siècle, c'est-à-dire la libération définitive de la race humaine qui, après avoir échappé à l'esclavage et au servage, veut et doit échapper au salariat. »12

Mais, pour les raisons que nous avons données, une véritable prédilection le ramenait aux questions d'enseignement. Il défendait les libertés du personnel enseignant, non pas seulement les libertés étroitement professionnelles, mais encore et surtout la liberté de penser et la liberté d'enseigner, qui sont aussi, en un sens large, des libertés professionnelles pour le personnel enseignant. Il demandait que les instituteurs et que les professeurs eussent la liberté de traiter la question sociale. « Vous avez obligé », disait-il au ministre dans le grand discours qu'il prononça lors de l'interpellation Thierry Gazes sur les libertés du personnel enseignant, « vous avez obligé l'Université elle-même à entrer dans cette étude du problème social, d'abord par la substitution de l'enseignement moderne, dans une large mesure, à l'enseignement classique. Oui, l'enseignement classique était la base de l'éducation dans nos lycées, et comme l'antiquité ignorait, malgré le fond d'esclavage sur lequel elle reposait, ce que nous appelons le problème social, parce que l'esclave avait des révoltes, mais n'avait pas de doctrine, les poètes d'alors, au lieu de s'imprégner de toutes les émotions de la vie dans les sociétés, vivaient dans la pure contemplation des formes esthétiques. Alors, oui, tant que la littérature ancienne était la seule base de l'éducation universitaire, vous pouviez exorciser de vos écoles, vous pouviez chasser de vos lycées les préoccupations du problème social; mais depuis que vous avez modernisé vos études, depuis que vous avez introduit dans vos écoles tous les chefs-d’œuvre de la littérature moderne, tous les soucis de la pensée moderne, depuis que vos jeunes écoliers sont obligés de se pénétrer et de la pensée de Gœthe et de celle du grand Byron, depuis que vous avez conduit les esprits à travers la nouvelle littérature, vous ne pouvez plus chasser de vos lycées, de vos écoles la pensée humaine, la pensée sociale qui, d'ailleurs, figure dans vos programmes. »13 Il demandait que les instituteurs et que les professeurs eussent la liberté de traiter la question sociale en socialistes, si telle était leur conviction : « Allez-vous, à tous ces professeurs de philosophie que vous laissez libres dans les autres questions, allez-vous imposer un formulaire en matière d'économie politique ou d'économie sociale ? Vous leur permettez de discuter les autres problèmes en toute souveraineté: il n'y a plus aujourd'hui comme au temps de Louis-Philippe une sorte de formulaire philosophique et métaphysique ; toutes les écoles de philosophie sont représentées dans votre enseignement public ; il est permis à vos professeurs de critiquer toutes les preuves traditionnelles, ontologique ou autres, de l'existence de Dieu, de nier l'origine transcendante de l'idée du devoir et de s'associer aux conceptions évolutionnistes, criticistes ou matérialistes. Ils sont absolument libres dans la discussion de Dieu; seront-ils libres dans la discussion du capital ? »14

Ainsi parlait Jaurès, et l'assentiment de tous ceux qui se disaient socialistes lui faisait cortège. D'un regard de poète et d'historien, l'orateur parcourait la lente histoire de la patience paysanne : « Toujours, depuis dix-huit siècles, sous la discipline des grands domaines gallo-romains, sous la hiérarchie de la propriété féodale, sous l'égoïsme de la propriété bourgeoise et financière, toujours ils ont laissé couler vers d'autres, vers une minorité oisive, les sources du blé et du vin, de richesse, de force et de joie qui jaillissent de la terre sous leur outil, sous leur effort.

» A eux la peine des labours et le souci des semailles, à eux le travail inquiet de la pioche au pied de chaque cep, à eux l'acharnement de la cognée sur la forêt résistante, à eux les courts sommeils dans l'étable et le soin du bétail avant le lever du jour. Mais toujours c'est vers le noble Gaulois, tout fier d'mi récent voyage à Rome, c'est vers le suzerain féodal qui se harnache pour le somptueux tournoi, c'est vers le financier gaspilleur, vers le bourgeois taquin et avare que va de siècle en siècle la richesse des champs, des vignes et des bois.

» Le paysan voit fuir de ses mains la force des étés, l'abondance des automnes, et c'est pour d'autres toujours qu'il s'épuise et qu'il pâtit... »15 Et voici comment il interprétait l'utilité de la souffrance paysanne : «... jusqu'ici les paysans restent livrés à toutes les brutalités, à tous les hasards de la concurrence universelle...

» ... Je ne prétends pas, car je crois que rien ne se perd dans l'histoire des hommes, je ne prétends pas que ces longues années de souffrance aient été, pour les paysans de France, des souffrances perdues. Oui, il est bon, je ne crains pas de le dire à celte tribune, il est bon que pendant des années, sur leurs champs étroits, les paysans aient pâti par l'effet de phénomènes économiques lointains et vastes ; trop longtemps le paysan s'était enfermé dans un individualisme étroit et aveugle; il connaissait son petit domaine, il l'aimait d'un amour farouche, mais plus rien au delà. Et que lui importait l'univers? C'est en vain qu'au dessus de sa propriété bornée et jalouse, les forces naturelles se mouvaient dans la grande communauté de l'espace ; c'est à sa terre à lui, rien qu'à sa terre, que le paysan rapportait la marche du soleil, du vent et des nuées, tout l'ordre et tout le désordre des choses. II n'interrogeait jamais à l'horizon que la brèche par où venaient vers lui les souffles bienfaisants ou meurtriers. Même les étoiles hautaines se levant et se couchant derrière la ligne prochaine des coteaux s'inscrivaient dans le cadre exigu de sa vie. Et bien loin que la vaste nature élargît son esprit, c'est lui qui la rapetissait au contraire au cercle étroit de sa vision, au cercle plus étroit de sa pensée. Et après tout, puisqu'il ne pouvait agir sur le monde, puisqu'il ne pouvait conduire au gré de sa moisson les forces naturelles, pourquoi se fût-il perdu en stériles soucis ?

» Mais voici que sur son champ de blé passent non plus des forces naturelles, mais des forces économiques, des forces sociales, des forces humaines. Il laboure, il sème, il moissonne et porte sa moisson au marché voisin. Mais de récolte en récolte, son labeur restant le même, le prix de son blé fléchit presque constamment et aussi le prix de son bétail, de son vin, de son chanvre, de ses olives et de son lait. Et le paysan ne s'incline plus ici comme devant la fatalité de la grêle ou de l'orage, de la sécheresse ou de la gelée. Il aie sentiment obscur que cette variation des prix est un fait social, un fait humain, modifiable peut-être, et il demande pourquoi, oui, pourquoi. De tous les côtés, les hommes d'Etat, les financiers, les économistes, les députés, les candidats lui répondent que depuis un demi-siècle surtout l'humanité a transformé la terre, que dans les grandes plaines diverses de l'Inde, de la Russie méridionale, de l'Ouest américain, d'autres hommes travaillent comme lui, mais à moins de frais, et que toute cette production, brusquement rapprochée par la vitesse des grands navires, pèse constamment sur lui.

» Voilà donc que les peuples et les continents lointains surgissent pour lui maintenant de la brume, non plus comme de vagues fantômes de la géographie scolaire, mais comme de dures et massives réalités, et on ajoute, en lui répondant, que c'est de la quantité de blé ensemencée par im fermier de l'Ouest américain, de la quantité d'or et d'argent extraite des mines de l'Afrique du Sud ou de l'Australie, du salaire distribué aux pauvres journaliers de l'Inde, et encore des lois de douane, d'impôt et de monnaie promulguées dans toutes les parties du monde que dépendra peut-être demain, sur le marché de la ville voisine, le prix de son blé, le prix de son travail, sa liberté peut-être et sa propriété.

» Alors le paysan, pour la première fois, pressent l'étrange solidarité du monde humain, et lui, que l'ignorance, la jalousie, l'égoïsme isolaient sur sa motte de terre, derrière la pierre de bornage, dont l'ombre courte lui cachait le reste du monde, il sent pour la première fois sa vie liée à la vie des autres hommes. Ce ne sont plus des courants atmosphériques, ce sont des courants économiques venus des profondeurs, ce sont des courants humains qui passent sur son champ, abaissant et relevant les épis ; c'est un souffle d'humanité, désordonné encore et brutal, qui emplit l'espace, et le paysan étonné écoute et médite; pour la première fois lui, l'égoïste et l'isolé, c'est par la longue souffrance des crises qu'il est entré en vivante communion avec la race humaine. Non ! toutes ses souffrances n'ont pas été perdues ! »16

Jaurès atteignait ainsi à la suprême éloquence ; et l'admiration de ses adversaires mêmes lui faisait cortège avec l'assentiment de tous ses camarades et l'amitié de tous ses amis, quand l'affaire Dreyfus vint lui proposer un devoir plus rare et plus difficile, et révéler en lui vraiment un homme nouveau.


L'affaire Dreyfus, qui devait modifier si profondément la situation et l'aspect des partis politiques en France, qui devait modifier si profondément les dispositions de tant d'esprits et de tant de cœurs dans la France et dans le monde, a commencé, connue il était naturel, par exercer son action précisément sur les hommes qui la firent, sur les hommes qui travaillèrent et combattirent pour la justice et pour la vérité. La grandeur et la beauté de l'œuvre encore inachevée aujourd'hui se reflétèrent d'abord sur les ouvriers de cette œuvre. Il est certain que depuis le commencement de l'affaire Dreyfus, ou plutôt depuis qu'ils ont commencé l'affaire Dreyfus, le colonel Picquart, Zola, Clemenceau, Francis de Pressensé, tant d'autres, sont devenus des hommes nouveaux, non pas nouveaux en ce sens qu'ils seraient devenus différents de ce qu'ils étaient avant, mais nouveaux en ce sens que des parties entières de leur talent, de leur génie, de leur caractère, de leur âme, insoupçonnées jusqu'alors, et qui pouvaient rester insoupçonnées toujours, se sont soudain révélées avec im éclat incomparable.

Jaurès fut de ces hommes. A peine engagé dans l'affaire Dreyfus, il sentit bien que des épreuves nouvelles et des dévoilas nouveaux allaient commencer pour tous les dreyfusards, comme on les nommait dédaigneusement, et en particulier pour lui. A l'acclamation des foules, à la sympathie de tous les camarades, à la ratification de tous les théoriciens avait succéder, devant l'hésitation de beaucoup, la lutte âpre et d'abord presque solitaire pour la vérité presque universellement méconnue. Jaurès n'hésita pas.

Ce n'était pas la première fois qu'il faisait ainsi passer le souci constant qu'il avait de la vérité connue elle est avant le souci que les théoriciens ont assez souvent de la vérité comme ils voudraient qu'elle fût. Les théoriciens avaient fait quelques réserves et certains même avaient fait quelques critiques au grand discours qu'il avait prononcé sur la crise agricole. Plus tôt même on avait fait des critiques assez vives à la solution qui fut adoptée par les verriers de Carmaux après l'échec de la grève. On sait que, pour donner un asile et du pain aux militants qui avaient si opiniâtrement, si admirablement combattu pour sauvegarder leurs libertés politiques et syndicales et ainsi les libertés politiques et syndicales de tout le prolétariat français, on avait institué une verrerie ouvrière, propriété commune de tous les syndicats et groupes corporatifs de France qui auraient acheté des actions. Il paraît que cette fondation présentait quelques difficultés à l'égard des formules et des habitudes reçues. Mais dès lors Jaurès pensait sans aucun doute que si les principes et l'idéal socialiste ont une valeur souveraine en ce qu'ils commandent le devoir, les formules qui résument les faits sont au contraire incessamment commandées par les faits eux-mêmes. Sans doute il pensait que, si les hommes doivent se sacrifier à la réalisation de l'idéal socialiste, au contraire il serait immoral de sacrifier les hommes vivants à la vaine justification des formules de fait. Le meilleur moyen de préparer la naissance et la vie de la cité socialiste n'était pas de donner à des formules de fait qui régissent ou ne régissent pas la société présente une authenticité, artificielle d'ailleurs, mais d'abord de garder saufs les hommes qui auront à devenir les citoyens de la cité socialiste, et qui sont qualifiés pour devenir ces citoyens.


Non seulement les hommes, les individus, mais les peuples. C'est pour cela que Jaurès était intervenu si passionnément dans la discussion des interpellations relatives aux affaires d'Orient, et c'est pour cela que lui-même il avait interpellé. Déjà quelques-uns des socialistes européens prêchaient l'abstention, cette abstention dont on a fait depuis la forme la plus pure d'une action qui se dit purement socialiste. N'allait-on pas faire le jeu de la Russie, de l'autocratie russe? N'allait-on pas contribuer à ce que l'Europe devînt cosaque ? Ces considérations et ces combinaisons n'arrêtèrent pas les socialistes français, n'arrêtèrent nullement Jaurès. Quand tout un peuple de trois cent mille personnes est non pas seulement assassiné mais tourmenté des tourments les plus effroyables par l'ordre d'un tyran, il est oiseux, et même il est criminel de passer son temps à chercher à savoir de qui on pourrait bien faire le jeu en venant au secours de ce peuple. Outre que ces combinaisons et ces prévisions plus ou moins diplomatiques sont toujours incertaines, tandis que le massacre est certain, il est permis de dire que si l'heureux succès de la révolution sociale exigeait rigoureusement que le monde socialiste laissât impunément et froidement tourmenter et massacrer tout un peuple de martyrs, la révolution sociale ne serait pas seulement une opération bourgeoise ; elle serait sans aucun doute la plus ignominieuse des opérations bourgeoises que l'histoire du monde ait jusqu'à présent enregistrée.

Je ne sais si toutes ces raisons apparurent dès lors clairement à Jaurès, ou bien s'il n'eut pas plutôt comme un sursaut d'immense solidarité humaine quand ces épouvantables inhumanités parvinrent à la connaissance de l'Europe occidentale. Toujours est-il qu'il intervint de toute sa force, d'une force passionnément douloureuse, dans les débats qui ne manquèrent pas de se produire : « Ce qui importe, ce qui est grave, ce n'est pas que la brute humaine se soit déchaînée là-bas ; ce n'est pas qu'elle se soit éveillée. Ce qui est grave, c'est qu'elle ne s'est pas éveillée spontanément ; c'est qu'elle a été excitée, encouragée et nourrie dans ses appétits les plus féroces par un gouvernement régulier avec lequel l'Europe avait échangé plus d'une fois, gravement, sa signature. »17 Et il concluait hardiment à ce que le socialisme européen prît dès à présent la succession de la bourgeoisie indigne : «... Il y a quelque chose de plus grave et de plus significatif, c'est que ce soit justement à propos de cet Orient où le christianisme il y a dix-huit siècles avait surgi en annonçant une sorte d'universelle douceur et d'universelle paix, que ce soit précisément à propos de cet Orient et des questions qui s'agitent là-bas, de Trébizonde à Jérusalem, qu'éclate la faillite morale de la vieille Europe chrétienne et capitaliste ! Et alors, puisque les gouvernements , puisque les nations égarées par eux sont devenues incapables d'établir un accord élémentaire pour empêcher des actes de barbarie de se commettre au nom et sous la responsabilité de l'Europe, il faut que partout le prolétariat européen prenne en mains cette cause même. Il faut que partout il manifeste son indignation et sa volonté, et qu'il oblige ainsi les puissances misérables, qui, pour ne pas se dévorer entre elles, laissent assassiner tout un peuple, à accomplir leur devoir d'élémentaire humanité avec un ensemble qui supprimera toute possibilité de résistance et de conflit, et qui conciliera l'œuvre de paix et l'œuvre de justice. »18 Il avait défendu contre le même Sultan l'indépendance Crétoise, et par suite l'indépendance grecque. Il avait défendu ces indépendances non seulement contre la tyrannie du Sultan rouge, mais aussi contre les complices du Sultan rouge, contre la politique néfaste de M. Hanotaux, contre les violences allemandes, contre les duplicités russes, contre l'oppression de la finance cosmopolite : « J'ai bien le droit de dire que le poids des intérêts financiers a pesé et pèse encore d'une manière abusive sur la conduite de notre politique dans les affaires d'Orient. »19


Mais si ces interventions de Jaurès avaient donné lieu à quelques incidents, elles n'avaient encore soulevé aucun scandale. Pour la première fois à propos de l'affaire Dreyfus il y eut scandale, et comme l'affaire devint immense, le scandale fut grand.

Jaurès ne fut pas de ceux qui, rigoureusement parlant, commencèrent l'affaire Dreyfus. Mais, aussitôt qu'elle fut commencée, son attention perspicace naturellement se porta sur elle. Avec cette sûreté de regard qui est indispensable au véritable homme d'action, il en pressentit toute la prochaine importance. Habitué qu'il était par sa culture même à critiquer les monuments et les témoignages, il n'eut aucune peine à discerner où était la vérité. Il fit simplement part au public de cette découverte : ainsi naquirent ces immortelles Preuves, régulièrement produites aux lecteurs de la Petite République et publiées ensuite en un volume. Celui qu'on avait jusqu'alors presque involontairement surnommé le grand orateur y apparaissait sous un jour nouveau. Non pas qu'il eût cessé d'être un poète et mi philosophe. Mais, en outre, il apparaissait comme un dialecticien merveilleux, comme lui impeccable logicien, d'une méthode incomparablement sûre. Ces articles resteront comme im des plus beaux monuments scientifiques, un triomphe de la méthode, un monument de la raison, un modèle de méthode appliquée, un modèle de preuve. Les conclusions auxquelles Jaurès était parvenu, ne connaissant qu'une partie des éléments, furent presque toutes ratifiées par les magistrats de la Cour de Cassation, quand ils eurent en mains tous les éléments de leur enquête. Ces conclusions établissaient dès lors l'innocence de Dreyfus et la culpabilité d'Esterhazy. Le point culminant de la démonstration fut atteint, la justification la plus éclatante des preuves, leur vérification la plus frappante fut obtenue le jour où les lecteurs de la Petite République trouvèrent dans le même numéro du journal un des articles de Jaurès et un communiqué de l’Agence Havas : l'article de Jaurès, les Faussaires, écrit au moins de la veille, bien entendu, démontrait que les bureaux de la guerre étaient au moins complices des faux fabriqués pour la défense d'Esterhazy, faux dont Jaurès avait, dans ses articles précédents, démontré la fausseté ; le communiqué de l’Agence Havas était ainsi conçu :

« Aujourd'hui, dans le cabinet du ministre de la guerre, le lieutenant-colonel Henry a été reconnu et s'est reconnu lui-même l'auteur de la lettre en date d'octobre 1896 où Dreyfus est nommé. »20

  1. Action Socialiste, première série. Avant-Propos, pages vi et vii. - Société nouvelle de librairie et d'édition, 17, rue Cujas, Paris. ↩︎
  2. Action Socialiste, première série, page 24. ↩︎
  3. Action Socialiste, première série, page 25. ↩︎
  4. Action Socialiste, première série, pages 26-27. ↩︎
  5. Action Socialiste, première série, page 31. ↩︎
  6. Action Socialiste, première série, page 32. ↩︎
  7. Voltaire, Le Misanthrope I, act i scene i. ↩︎
  8. Action Socialiste, première série, page 401. ↩︎
  9. Action Socialiste, première série, page 403. ↩︎
  10. Action Socialiste, première série, page 404. ↩︎
  11. Action Socialiste, première série, page 409 ↩︎
  12. Action Socialiste, première série, page 409 ↩︎
  13. Action Socialiste, première série, pages 225 et 226. ↩︎
  14. Action Socialiste, première série, pages 227 et 228. ↩︎
  15. Discours prononcé à la Chambre des Députés sur la crise agricole, ses causes et ses remèdes; première partie, prononcée le 19 juin 1897 : Détresse paysanne. ↩︎
  16. Même discours ; deuxième partie, prononcée le 26 juin 1897 : Faillite bourgeoise. La troisième partie: la Solution socialiste fut prononcée le 3 juillet. ↩︎
  17. Action Socialiste, première série, pages 454 et 455. ↩︎
  18. Action Socialiste, première série, pages 470 et 471. ↩︎
  19. Action Socialiste, première série, page 497. ↩︎
  20. Cette note, communiquée assez tard dans la soirée du 30 août 1898, ne fut généralement connue que le lendemain matin. ↩︎