La Préparation du Congrès Socialiste National

(Les Cahiers inclut plusieurs articles par Jaurès, Guesde, Valliant, et Lafargue à propos le Congrès. Ici est la réponse de Péguy. Les articles originaux se trouvent dans les archives des Cahiers de la Quinzaine dans le tome 1.2, pages 13-55.).

Quand j'eus recueilli tous ces renseignements sur la lutte personnelle qui sui^'it l'explosion du manifeste, je voulus commencer à chercher les renseignements sur la conversation générale qui accompagna bientôt cette lutte personnelle, mais je m'aperçus que j'avais déjà presque un plein cahier, puisque je voulais donner une place dans ce courrier à la discussion de la loi sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels. Je ramassai donc tous mes documents, et je m'en allai trouver le citoyen docteur socialiste révolutionnaire moraliste internationaliste. Mais j'étais un peu confus de ce que je lui apportais. Car j'avais en mains un cahier presque tout entier plein de personnalités. Or on m'a dès longtemps et fort pertinemment enseigné à négliger les personnalités ; nous devons, m'avait-on dit, négliger les personnalités; nous sommes les soldats d’une armée universelle ; nous travaillons et nous combattons pour im idéal universel ; nous préparons la révolution sociale universelle : nous n'avons à considérer ni les spécialités, ni les particularités, ni les individualités, ni même les personnalités, mais seulement les généralités et les universalités : ainsi me l'enseignaient naguère des maîtres que j'avais. Je présentai mes scrupules au docteur, car étant moraliste il est casuiste : j'entends par là qu'il travaille dans les cas de conscience ; non pas qu'il donne avec autorité des ordonnances et des commandements, mais il présente modestement des consultations, il propose pour la résolution de ces cas les solutions qui lui paraissent conformes à la raison.

— Citoyen docteur, je voulais faire mi cahier avec les documents et les renseignements que j'aurais sur la préparation du Congrès socialiste national, tout récemment tenu à Paris, dans un gymnase mémorable. Mais nous ne pouvons pas maîtriser le destin. J'avais résolu de commencer par classer tous les documents et tous les renseignements personnels ; je négligeais artificieusement les documents et les renseignements venus des groupes et des organisations : car pendant que les individus citoyens engageaient la conversation tumultueuse et de plus en plus générale dont vous avez en mains les premiers éléments principaux, un immense mouvement naissait dans les provinces lointaines et dans les rangs lointains des soldats ignorés. Pendant que les personnages continuaient à s'adresser des paroles subtiles ou dures, soudain et lentement le chœur s'émouvait. Ce chœur n'était pas composé de vieillards thébains, mais de citoyens français, hommes libres amis de la droiture. Aussi le chœur ne laissait-il pas échapper des soupirs, des sanglots et des paroles de lâcheté, mais il prononçait des paroles dures et libres et droites, audacieux et lui-même étonné d'introduire la grosseur de sa voix dans la conversation des chefs. Je pensais donc qu'il y aurait dans ce cahier la grandissante voix de la foule et du peuple anonyme envahissant l'audience publique et pour la première fois s'imposant aux conciliabules des chefs. J'aurais mis enfin dans ce cahier, avec la conversation des chefs et l'envahissement du peuple, tout ce travail organique et officiel des organisations, qui dès le jeudi 20 juillet aboutissait à cette acceptation qui permettait à la Petite République d'annoncer en une robuste manchette les États-Généraux du Parti socialiste. Telles étaient les trois parties dont j'avais pensé que se composerait ce cahier. Première partie : attaque soudaine et précautionneusement violente des principaux chefs aux principaux hommes Iibres; riposte ferme, défense et contre-attaque mesurée des hommes libres aux manifestants; intervention générale des amis et des camarades; conversation générale et de plus en plus broussailleuse. Deuxième partie : le peuple silencieux longtemps et indéfiniment patient des simples soldats et des simples citoyens a été intimement secoué, remué à des profondeurs insoupçonnées par l'injustice du manifeste; le peuple s'émeut redoutablement; le chœur s'émeut et du fond des provinces et du fond de Paris commence à faire parvenir la voix de ses résolutions; gagnant de proche en proche le mouvement redoutable se propage immense ; les chefs et les manifestants commencent à s'apeurer, les hommes libres à se radoucir; l'armée socialiste presque entière impose le silence aux manifestants, le peuple socialiste impose le silence aux personnages. Troisième partie : enregistrant un peu grossièrement, exprimant un peu lourdement le vaste et souple soulèvement des masses profondes, les organisations nationalement constituées, les anciennes organisations elles-mêmes entrent en conversation, l'une introduisant, la deuxième accueillant, les deux et demie suivantes acceptant des propositions de communication. Mes trois parties auraient concouru à cette annonce des Etats-Généraux, où commence la préparation immédiate. C'était bien arrangé. Comme il est dommage que les personnalités de la première partie aient envahi et débordé tout mon cahier !

— N'ayez aucun remords extraordinaire, citoyen, d'avoir laissé envahir tout un cahier par ces personnalités, car elles ont commis bien des envahissements beaucoup plus pernicieux. Ces cahiers vous paraissent importants parce que vous y travaillez, mais ils n'ont pour moi quelque intérêt que s'ils me présentent l'image fidèle de la réalité. Loin donc que je sois scandalisé que ces personnalités vous aient ainsi envahi tout mi cahier, comme vous dites un peu avaricieusement, j'en suis heureux pour vous, car ce cahier est ainsi devenu l'image plus fidèle de la réalité. La réalité même, citoyen, a été dangereusement envahie par ces personnalités. Vous m'avez exposé, un peu verbeusement, comme un auteur qui a manqué sa pièce, un plan de cahier en trois parties bien disposées et bien composées : ces personnalités ont dérangé beaucoup de plans d'action mieux composés que vous ne composerez jamais vos cahiers. Vous avez dû ajourner aux prochains cahiers la fin de la première partie, la deuxième et la troisième : ces personnalités ont fait ajourner des actions beaucoup plus m-gentes que ne le sera jamais la publication de vos cahiers.

— Je ne savais pas, citoyen, que mon cahier manqué fût une image ainsi fidèle de la réalité. Vous croyez qu'en me laissant envahir par les personnalités je me suis, sans le faire exprès, conformé au seul modèle que je me sois jamais proposé. Mais la question que je vous soumets, parce qu'elle m'a donné des scrupules, est justement celle-ci : Doit-on se conformer toujours à la réalité ? En particulier doit-on se conformer à la réalité quand elle nous présente l'action personnelle des personnalités ?

— Quand la question est ainsi posée, il me semble, citoyen, que la réponse n'est pas douteuse.

— Aussi n'est-ce pas ainsi que la question m'embarrasse. Un jeune camarade, un citoyen des mieux renseignés, disait un jour devant moi : « Nous ne devons jamais faire de personnalités. Quand même on nous attaquerait avec des personnalités, nous devons négliger ce moyen de défense. En combattant les idées et les personnalités par les seules idées, nous donnons à la bataille un caractère plus noble, un caractère digne : il vaut mieux que la révolution sociale ait ce caractère, et en attendant que la révolution sociale soit parfaite il vaut mieux que la vie humaine ait ce caractère. » Telles étaient à peu près ses paroles. Naturellement je les rédige pour vous les rapporter, mais elles avaient, à très peu près, le sens que je vous donne.

— Je vous entends. Continuez.

— Ces paroles furent prononcées devant moi dans une discussion très vive, justement au moment du manifeste. J'étais intervenu dans la bagarre et je ne m'étais pas privé de faire des personnalités. J'entendis ces paroles comme une leçon que je recevais. Je leur donnai la plus grande considération, une considération toute particulière, personnelle, profonde. Celui qui les avait prononcées avait quelque autorité pour les prononcer, car il avait une situation personnelle irréprochable, inabordable à tous égards, et il défendait ainsi préalablement contre lui-même et ses propres amis un adversaire dont la situation personnelle était parfaitement accessible. J'admirais sa modération, sa réserve, sa bonté. Je me demandai sérieusement si je n'avais pas été un muffle en faisant les personnalités que j'avais précédemment faites.

— Continuez, citoyen.

— Cette hypothèse de remords et cette hésitation de méthode m'a poursuivi sans relâche depuis lors. J'ai cherché à me renseigner en considérant les autres hommes : les uns, comédiens vulgaires, déclaraient tous les quatre matins qu'il ne faut pas faire de personnalités et passaient le reste de leur temps à démolir sourdement les personnalités qui les embarrassaient ; les autres, autoritaires inconséquents, faisaient les mêmes déclarations et partaient ouvertement en guerre féroce contre qui les gênait ; les tiers, ceux qui ressemblaient à ce jeune camarade, — et parmi ces tiers je mets Jaurès au premier rang, — déclaraient qu'il ne faut jamais faire de personnalités et conformaient bonnement leur conduite à leur parole : on avait beau les attaquer personnellement, sans doute ils se défendaient personnellement, mais ils ne contre-attaquaient jamais personnellement. Quand je me comparais à ces derniers, — comment en effet se donner les références morales nécessaires à la conduite si l'on ne se compare pas ? — il m'apparaissait que j'étais laid en comparaison d'eux ; ils étaient évidemment, franchement bons. Mais cette constatation ne me suffisait pas, car je savais par une expérience douloureuse qu'il ne suffit pas qu’une action ait une apparence ou même une évidence première belle pour qu'elle soit morale ; souvent une action belle emporte avec soi des corollaires ou des conséquences inaperçues, mais inséparables, et immorales ; inversement j'avais connu qu'il y a des actions apparemment laides qui non seulement sont morales mais qui sont rigoureusement commandées par la loi morale. J'étais donc malheureux d'avoir eu l'air muffle, ou grossier, ou impoli. Mais je ne savais pas assurément si j'avais eu tort. Mon trouble n'a point cessé. Je vous pose donc la question. Est-il permis de faire des personnalités ? Doit-on faire des personnalités ?

— Cette expression : faire des personnalités a deux sens un peu distincts selon que nous l'employons dans l'ordre de l'action ou dans l'ordre de la connaissance.

Le docteur commença ainsi, sans aucune honte, et surtout sans fausse honte ; il ne pensait pas qu'il fût pédant ou poseur, quand on traite un sujet de philosophie ou quand on regarde en philosophe les actions, même les plus familières, d'employer le langage de la philosophie; au contraire il pensait qu'il est pédant et poseur d'éviter mal à propos les mots de son métier, comme il est pédant et poseur de les employer mal à propos ; donc il pensait que l'on doit parler induction et déduction quand il faut, ainsi que le menuisier parle tenons et mortaises.

Dans l'ordre de la connaissance, continua le docteur, faire des personnalités ne peut avoir qu'un sens : attribuer à certaines personnalités une action donnée. Je suppose que tel événement se produise: on dira que nous faisons des personnalités si nous attribuons à telle personnalité telle part dans ces événements.

— Voulez-vous, docteur, choisir un exemple ? Tous ces tel embarrassent un peu le champ de mon raisonnement.

— Vous ferez bien, citoyen, de vous habituer un peu aux raisonnements abstraits : les raisonnements abstraits sont souvent commodes, pourvu qu'ils soient fidèles, et que l'on ait soin de les rapporter en définitive à la réalité concrète.

— Rapportons, citoyen docteur, voulez-vous ?

— L'exemple est tout choisi : je constate que le manifeste se produit : on dira que nous faisons des personnalités si nous attribuons à la personnalité même de Vaillant, de Lafargue et de Guesde la plupart de cet événement.

— Mais alors, citoyen docteur, comment ne pas faire de personnalités ?

— C'est ce que je me demande en vain, et j'en arrive ici à ne plus même saisir le sens de la question que vous m'avez posée.

— Pourtant, citoyen docteur, au moment où je vous l'ai posée il me semblait bien qu'elle avait un sens. Dans toutes les discussions publiques, aussitôt qu'on réplique à im orateur: «vous faites des personnalités », ou bien : « ne faites pas de personnalités » , l'orateur se tait et s'excuse; il recommencera l'instant d'après, mais, sur le moment, il croit devoir faire cette concession, témoigner cette déférence à l'opinion commune, ainsi formulée: « On ne fait pas de personnalités. » Enfin dans les discussions les moins nombreuses, toujours l'interlocuteur s'arrête à ce reproche, comme s'il avait brusquement et par inadvertance violé la règle du jeu. Depuis que j'assiste aux discussions publiques, privées, et mi-parties, je n'ai jamais entendu un seul citoyen répondre à l'interrupteur : « Parfaitement, monsieur, je fais des personnalités, parce que je dois faire ici des personnalités. » Non, toujours des excuses, des balbutiements, des reconnaissances, des promesses de ne pas recommencer, tenues ou non tenues, selon les caractères et selon les occasions. Si donc nous concluons que nous avons le droit, et que nous avons le devoir de faire des personnalités, dans l'ordre de la connaissance, nous serons opposés à l'opinion commune, à l'opinion générale de tous nos camarades et concitoyens, du public même. Enfin nous n'aurons pas pour nous ceux qui font des personnalités, qui mangent des personnalités, qui nourrissent des personnalités, car ils ne l'avoueront jamais. Souvent ils n'osent pas se l'avouer à eux-mêmes.

— The example is chosen: I see that the manifesto is produced: we will say that we are creating personalities if we attribute most of this event to the very personalities of Vaillant, Lafargue and Guesde.

— But then, citizen doctor, how can we not create personalities?

— This is what I ask myself in vain, and here I come to the point of no longer even understanding the meaning of the question you asked me.

— However, citizen doctor, at the time I asked it to you it seemed to me that it had a meaning. In all public discussions, as soon as one replies to a speaker: "you make personalities,” or else: "don't make personalities,” the speaker shuts up and apologizes; he will start again the next moment, but, at the moment, he believes he must make this concession, show this deference to common opinion, formulated as follows: “We don't make personalities.” Finally, in the least numerous discussions, the interlocutor always stops at this reproach, as if he had suddenly and inadvertently violated the rules of the game. Since I attended public, private, and mid-game discussions, I have never heard a single citizen respond to the switch: “Perfectly, sir, I make personalities, because I have to make personalities here.” No, always excuses, stammering, acknowledgments, promises not to start again, kept or not kept, depending on the character and the occasion. If we therefore conclude that we have the right, and that we have the duty to make personalities, in the order of knowledge, we will be opposed to the common opinion, to the general opinion of all our comrades and fellow citizens, from the public itself. Finally, we will not have on our side those who make personalities, who eat personalities, who feed personalities, because they will never admit it. They often don't dare admit it to themselves.

— Je préfère n'avoir pas ces derniers avec moi, répondit le docteur. Mais vous ne m'effrayez pas en me déclarant que nous n'aurons jamais personne avec nous. Moi non plus je n'ai pas l’orgueil du troupeau : je ressemble ici au vénéré doyen. Je ne suis pas même épouvanté à l'idée que l'on pourrait me mettre en interdit, car il y a bien longtemps que je suis im hérétique : j'étais élève au lycée, en seconde, quand je fus hérétique, et encore je ne sais pas si c'était mon commencement : les taupins et les cornichons, — c'est ainsi que l'on nommait ceux de nos camarades, plus glorieux et plus courageux que nous, qui préparaient les concours d'entrée à l'École Polytechnique et à l'Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr, — voulurent me mettre en quarantaine : je m'étais vivement insurgé contre la prétention qu'ils avaient de régenter la cour des grands, où je venais d'arriver; je m'étais vivement insurgé contre ces brimades par lesquelles on voulait nous démontrer la supériorité des anciens sur les nouveaux et des militaires sur les civils ; ces élèves supérieurs des classes dirigeantes voulurent à peu près me mettre en quarantaine, et cela, si je n'avais peur d'employer un gros mot, pour me persécuter : ce fut ainsi que je connus le commencement de l'antisémitisme ; je fus heureusement défendu par un bon nombre de civils aux poings vigoureux, qui sauvaient en moi le président d’une association scolaire d'exercices physiques et jeux de plein air; les civils battirent les militaires, comme il arrive assez souvent quand les militaires ont laissé leur sabre à la maison; — j'ai le regret de vous avouer qu'un assez grand nombre de ces bons ci'ils sont aussi devenus depuis des antisémites ; — je ne sais pas si ce fut la première fois que je fus mis en interdit, mais assurément ce ne fut pas la dernière ; et si jamais un Comité général me met en interdit parce que j'aurai fait des personnalités, dans l'ordre de la connaissance, croyez bien que cette fois là ne sera pas encore la dernière ; je me suis insurgé contre toutes les brimades et tous les canulars et toutes ces vieilles institutions par lesquelles un certain contingent d'autoritaires en nom collectif imposent ou veulent imposer à quelques libres individus la marque de la supériorité commune ; il ne faut pas m'en conter sur l'utilité de ces institutions pour assouplir les caractères et pour adoucir les mœurs; c'est au régiment que j'ai le moins eu à m'insurger contre ces brimades ; je ne sais si j'ai eu le bonheur de tomber sur une compagnie ou sur un bataillon ou dans un régiment mieux recruté ; sinon je proposerais cette simple explication, que les régiments sont surtout fournis par le peuple, que l'immense majorité de mes anciens étaient des hommes du peuple, que le véritable esprit de camaraderie est plus florissant dans le peuple, que l'esprit de parti et l'esprit d'autorité y sévissent moins que dans la bourgeoisie; je ne parle pas de la discipline, entendue le plus souvent comme une brimade collective ; dans ma ville de province les conservateurs m'interdisaient parce que je devenais républicain, les catholiques m'interdisaient parce que je devenais libre penseur, les bonnes gens m'interdisaient parce que je faisais de la politique, — c'est ainsi qu'ils nomment l'action — ; les bourgeois m'interdisaient parce que j'étais socialiste; plus tard les antisémites m'interdirent parce que j'étais dreyfusard; il se peut que le Parti socialiste un jour m'interdise parce que je suis anarchiste; et je ne désespère pas qu'im jour plus tard quelque anarchiste ne m'interdise parce que je suis un bourgeois. Cela ne tire pas à conséquence.

— Docteur, je vous demande pardon, mais il me semble que vous parlez ici non plus comme un docteur, mais avec une certaine amertume, une certaine âpreté, si vous voulez. D'abord vous m'avez conté votre histoire avec une certaine étendue et avec une incontestable complaisance. Puis vous avez, j'en ai peur, employé l'ironie, et nous devons nous garder soigneusement d'employer l'ironie. Enfin j'ai peur que vous n'ayez l'orgueil de celui qui n'est pas du troupeau.

— Vous avez à peu près raison, mon ami, sur le second point. Mais vous n'avez pas raison sur le premier et vous n'avez pas raison sur le troisième : je suis beaucoup trop malheureux pour avoir aucun orgueil ; je suis malheureux que le Parti socialiste récemment institué ait inauguré sa constitution précisément en prenant à l'égard de la libre pensée, à l'égard de la justice, à l'égard de la vérité, la vieille attitude autoritaire des cités antiques, des Eglises, des États modernes et bourgeois ; depuis ce temps-là je suis détraqué ; je me promène en sabots, par ce grand froid, dans mon jardin, et je me dis comme une bête : « Ils ont supprimé la liberté de la presse ! Ils ont supprimé la liberté de la tribune ! » — car la presse est la tribune la plus ouverte, la tribune de ceux qui ne sont pas orateurs, de ceux qui ne sont pas députés, de ceux qui ne sont pas délégués, la presse est la tribune de tous ceux qui ne peuvent pas monter à la tribune. ceux qui ne peuvent pas monter à la tribune. Je n'en reviens pas, j'en suis navré de déception, malade, et c'est pour cela que j'emploie l'ironie, qui est malsaine. Il m'est douloureux d'assimiler l'attitude socialiste aux attitudes bourgeoises précédentes; je n'attendais pas ces recommencements; vraiment j'espérais que nous ferions du nouveau dans l'histoire du monde. Je ne veux pas encore désespérer; je veux croire que ce Congrès, brusquement promu souverain d'im parti, a eu sa raison obscurcie de sa grandeur, son imagination troublée de sa puissance. Nous devons espérer qu'il entendra les conseils d'une simple sagesse ; nous lui dirons et nous lui redirons que le peuple souverain n'est souverain que de ce qui est soumis à la souveraineté humaine ordinaire ; nous lui dirons et nous lui redirons que la justice et que la vérité sont inaccessibles aux mains souveraines ; et nous serons ennuyeux ; et nous serons importuns, comme les anciens philosophes importunaient les tyrans de Syracuse ; et tout de même on nous croira sans doute : j'entends par là que le peuple admettra nos propositions comme étant vraies ; car le peuple est foncièrement juste, aussi longtemps qu'il n'écoute pas les discours de ses courtisans les démagogues. Mais il se peut aussi que les démagogues soient pour un temps les plus forts, et je n'ignore pas qu'à force d'avoir été mis en interdit par tout le monde on finit par se trouver tout seul, et que les amitiés se font rares, et qu'en face d'un parti commode à ses partisans celui qui est seul et malheureux finit toujours par avoir tort.

Le docteur continuait lentement et bassement; il regardait en soi et parlait tristement; je le laissais continuer ; il avait abandonné la consultation qu'il avait commencée pour moi; je connus à cela que je n'avais plus affaire à un docteur, mais à un homme, et que cet homme était profondément malheureux ; il avait quitté ce masque d'assurance habituelle dont il se garantissait contre les regards acérés des hommes : je connus à cela que je commençais d'entrer dans son amitié ; je ne faisais rien pour m'y pousser, car j'avais résolu de tenir mon jugement et mes sentiments en suspens jusqu'à la fin de mon enquête ; je le laissais aller parce que son discours donnait réponse à plusieurs questions de mon enquête, parce que je compatissais involontairement à sa tristesse, parce que la révélation de sa tristesse lui faisait du bien.

Quand nous prêchions, continuait l'homme, la nécessité, la beauté, la convenance et la bonté de la révolution sociale, et que les bourgeois se moquaient de nous, qui nous eût dit que le Parti officiel de la révolution sociale s'embourgeoiserait à cet égard aussi rapidement? Ils ont supprimé la liberté de la presse ! Ils ont supprimé la liberté de conscience. Quand nous prêchions la révolution sociale, nous voulions universaliser la liberté individuelle, toutes les saines libertés individuelles, et en particulier la liberté individuelle de penser et de parler comme un honnête homme : tout fraîchement. Nous voulions universaliser l'affranchissement, donner surtout à tous les hommes les moyens d'échapper à l'écrasement économique bourgeois ; nous ne supposions pas qu'aux premiers linéaments de la révolution sociale, on ajouterait l'écrasement économique du parti à l'écrasèment économique des adversaires du parti. Vraiment ils ont supprimé la liberté de la conscience !

Et quand nous prêchions l'importune vérité, la vérité dreyfusarde, et que les réactionnaires se moquaient de nous, qui nous eût dit que le jour était si proche où le parti que nous aimons couperait en deux la vérité, admettrait pour l'extérieur la vérité défavorable aux bourgeois, repousserait de l'intérieur la vérité défavorable à quelques personnalités.

Prononçant ce dernier mot au com-s de sa confidence, le docteur soudain se réveilla, haussa légèrement les épaules sur lui-même, et continua :

Je vous demande pardon, citoyen, mais je ne sais plus où j'en suis de la consultation que vous m'avez demandée. Croyez qu'il faut que je sois bien détraqué par la déception pour avoir ainsi négligé mon métier.

— Je vous avais demandé si vous n'aviez pas l'orgueil de celui qui n'est pas du troupeau.

— Et je vous répondais que je n'ai pas cet orgueil; je ne crois pas que la minorité ait plus forcément raison que la majorité : cela dépend des espèces; il n'y a que la raison qui ait forcément raison ; tantôt c'est la majorité qui a tort, et tantôt c'est la minorité, quelquefois c'est l'unanimité ; la théorie démocratique de l’unanimité n'est pas plus fondée en raison que la théorie aristocratique de la minorité, de l'élite ; mais elle ne l'est pas moins : elles ne le sont nullement toutes deux ; la raison demeure en lui pays où ces deux théories n'atteignent pas : elles ne valent, et ne peuvent engager la compétition, que dans la région des intérêts. Nous formulerons donc cette proposition préalable :

Le nombre des partisans et des adversaires est indifférent pour ou contre toute proposition soumise à la raison.

— Docteur il ne me semble pas que cette proposition soit bien extraordinaire, et nous avons suivi im chemin bien long pour en venir à une vérité triviale.

— J'espère que nos propositions ne seront jamais extraordinaires, car la vérité morale est communément simple. Cependant nous admettrons aussi les propositions vraies qui seraient extraordinaires. Je conviens avec vous que cette proposition est triviale : convenez avec moi que nous l'oublions et que nous la méconnaissons dans la plupart de nos raisonnements, si bien que ce nous sera vraiment une grande nouveauté que d'avoir toujours en considération cette proposition triviale. Sans doute il est humain, sinon juste rigoureusement, d'accorder audience aux propositions un peu d'après les introducteurs ; mais l’audience accordée, la séance commencée, il convient d'oublier tout à fait les introducteurs.

La mémoire me revient, continua le docteur. Vous m'avez reproché de vous avoir conté complaisamment mon histoire. Je vous répondrai bientôt. — Je reviens donc à la question des personnalités, dans l'ordre de la connaissance.

Au moment où vous m'avez opposé le consentement universel, je croyais que l'on doit faire des personnalités dans cet ordre. Il me semblait que l'on doit faire des personnalités comme l'on fait du reste ; il en est des personnalités comme du reste : quand leur influence est réelle, on doit la constater; quand leur influence est nulle, on doit constater qu'elle est nulle ; quand elle est faible, on doit constater qu'elle est faible; et quand elle est forte on doit constater qu'elle est forte. El quand c'est toujours la même chose, on doit constater que c'est toujours la même chose. On ne doit pas faire des personnalités en ce sens qu'on inventerait, qu'on imaginerait des personnalités qui ne seraient pas réelles ; mais on doit faire les personnalités qu'il y a ; on doit faire, s'il est permis de parler ainsi, les personnalités que l'on doit faire. Sinon, comment pourvoir à cette vacance dans la pleine complexité des événements?

— C'est bien là ce qui m'inquiétait. Mon camarade alla jusqu'à dire, emporté par sa bonté dans le feu de la discussion : « Quand même je saurais que c'est pour une raison personnelle qu'un adversaire m'attaque, l'historien doit tout expliquer par des considérations générales. » Je protestai en moi contre ces paroles.

— Vous avez protesté avec raison. Nous devons expliquer par des considérations générales tous les événements et les seuls événements qui ont eu des causes et des circonstances générales ; nous devons expliquer par des considérations particulières tous les événements et les seuls événements qui ont eu des causes et des circonstances particulières; ainsi nous devons expliquer par des considérations individuelles tous les événements, même publics ou généraux, qui ont eu des causes et des circonstances individuelles. Nous ne devons attribuer à l'histoire aucune valeur nouvelle, aucune dignité artificielle, aucune étrangère noblesse. L'histoire est l'image des événements. L'histoire des personnalités est personnelle, comme l'histoire des généralités est générale, comme l'histoire des beautés est belle, comme l'histoire des laideurs est laide ; l'histoire des indignités est indigne, l'histoire des infamies est infâme, l'histoire des petitesses est petite. Pourquoi mettre à l'histoire des faux-talons? Histoire généralisée, histoire légalisée, histoire anoblie est d'autant faussée. Ne faisons pas de l'histoire universelle, ne faisons pas de l'histoire philosophique, ne faisons pas de l'histoire morale, ne faisons pas de l'histoire polie, ne faisons pas de l'histoire générale, ne faisons pas de l'histoire légale, ne faisons pas de l'histoire sociologique, ne faisons pas de l'histoire bourgeoise, ou réactionnaire, ne faisons pas de l'histoire socialiste, ou révolutionnaire ; soyons socialistes et révolutionnaires, et faisons de l'histoire exacte, faisons de l'histoire historique, faisons de l'histoire. Ne sociologiquons pas l'histoire, ne la généralisons pas, ne la légalisons pas. Soyons socialistes et disons la vérité.

Je laissais le docteur abonder en expressions verbeuses, bien que j'eusse au premier mot saisi sa pensée, qui ne m'était pas nouvelle, et qui, soit dit sans l'offenser, n'était pas nouvelle du tout. Mais il se plaisait évidemment beaucoup à la manifestation de cette pensée assez commune et je n'eus pas le courage de me refuser à lui abandonner cette consolation.

— Mon pauvre ami, continua le docteur en me reconduisant, le réel est le grand maître ; et quand on fait de l'histoire il est le seul maître ; el quand on conte un événement, fût-il récent de cinq minutes, on fait de l'histoire. La vérité ne vieillit pas avec les générations qui passent; mais elle ne rajeunit pas non plus avec et pour les minutes récentes; elle ne doit avoir aucun âge.

Et pendant que j'approchais de la porte le docteur achevait: Et quand on manque à la vérité, mon ami, on manque forcément à la justice: à vérité incomplète, justice incomplète, c'est-à-dire injustice; la part des événements, causée par des personnalités, que nous refusons d'attribuer à ces personnalités, pour les ménager, nous l'attribuons forcément, pour masquer la vacance, à quelqu'un ou à quelque chose : or quelqu'un et quelque chose tiennent en général à quelque personnalité, non plus considérable, et ménageable, mais humble, et assurément négligeable. C'est toujours le vieux système du remplacement: Quand nous refusons d'attribuer aux personnalités marquantes la part qu'elles ont dans les événements, nous transférons cette part aux petites personnalités des soldats oubliés et de la misérable foule.

Comme j'arrivais sur le seuil de pierre, le docteur ajouta : N'ayons pas de la matière à généraliser comme les bourgeois ont de la chair à canon. Vous n'imaginez pas à quelle injustice, à quel malhem cela pourrait nous conduire.

Et me donnant la poignée de mains révolutionnaire il conclut en manière de formule :

Nous pouvons et nous devons, dans l'ordre de la connaissance, constater toutes les personnalités que le réel nous présente .